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1843 -1845
1843
Verdun le 9 janvier 1843
Nous te remercions, mon cher Amédée, de la dernière lettre que tu nous a envoyée. Elle est pleine et bien compacte et c’est ainsi que nous les aimons, car rien de ce qui te touche, quelque minime qu’il soit en apparence, ne saurait nous être indifférent. Nous nous apitoyons souvent sur ce qu’a de trop pénible ta position présente, dans la crainte surtout que ta santé ne vienne à en souffrir. Je t’ai écrit à ce sujet il y a quelques temps ; mais il me semble que tu n’as pas pris au sérieux les conseils que je te donnais. Mon ami, un père ne badine pas quand il s’agit d’une telle affaire. Je t’engage instamment à les relire et à t’y conformer en tous points. Je n’ai ni loué ni vendu tes forces physiques, mais j’ai prêté ton intelligence pour qu’on lui donnât tout le développement que comporte la profession que tu embrasses. C’est une triste et déplorable classe d’hommes que les chefs d’industrie, les autres individus qu’ils font travailler ne sont à leurs yeux que des rouages qu’ils se soucient fort peu d’user pourvu qu’ils en tirent profits.
Grâce aux jours qui se sont écoulés déjà, voici que nous entrons enfin dans la troisième et dernière année de ce dur et laborieux apprentissage. Nous pouvons à l’avenir les compter par mois, par semaines, puis par jours. Comme moi, mon cher Amédée, n’aperçois-tu pas, en perspective, le but où tu tends, et ce moment si précieux pour ton indépendance, où tu pourrais, au besoin, te suffire à toi-même ? C’est là un motif d’encouragement que tu ne dois jamais perdre de vue afin de surmonter plus facilement les dégouts et les nouvelles difficultés qui viendraient encore s’offrir dans ta marche sans pouvoir toutefois en allonger la durée.
Nous avons reçu ce matin, par une lettre de ton frère, tes compliments de bonne année, ainsi que tu l’en avais chargé. Est-il nécessaire de te dire qu’aujourd’hui comme tous les jours nous n’avons ta mère et moi, qu’un voeux qu’une pensée principale, c’est que nos deux chers enfants aient la vie aussi légère que possible.
Adieu, mon ami, porte toi bien
ton affectionné père
Jeandet
***
Mon cher enfant,
à moins qu’il ne vous soit arrivé quelque chose d’excessivement grave, il faut que vous vous fassiez, toi et surtout ton frère, un jeu cruel des tourments que nous cause votre silence. Votre mère ne cesse de pleurer depuis plusieurs jours, et cet état augmente de beaucoup mes propres inquiétudes. Ce billet n’ayant d’autre but que d’y mettre promptement un terme, je te prie à sa réception et sans désemparer de nous adresser quelques mots.
Adieu, ton père
Jeandet
Verdun le 30 janvier 1843 ( 10 heures du matin )
***
J’ai reçu, mon cher Amédée, sur les 3heures, la lettre que tu m’as adressée. Je n’ai pas besoin de te dire combien j’ai été affligé de ce qu’elle m’a appris. Je me suis mis aussitôt à écrire à nos chers parents, ma lettre est partie aujourd’hui, je me suis plaint, mais avec toute la réserve d’un fils qui a toujours tort, quand même, lorsqu’il afflige d’aussi bons parents que les nôtres, de cet excès d’affection et de sollicitude maternelle qui ne sert qu’à nous tourmenter.
Du reste tu dois bien penser que ce n’est pas la négligence et l’oubli qui m’ont fait tarder à écrire, mais l’attente par laquelle nos parents comptaient et que je n’étais pas en mesure de leur annoncer, et sans laquelle ma lettre leur aurait été plus pénible qu’agréable, tu vois que la position était difficile aussi n’en suis-je sorti qu’avec les étrivières.
Je tacherai d’aller te voir demain, je n’y suis pas allé ce soir comme tu m’en priais parce qu’une céphalalgie *( écrit en grec) suivie d’ épitaxis**m’en a empêché.
Au revoir, je t’embrasse de coeur ton frère et ami
Abel Jeandet
1° février 1843 9h du soir
* douleur de tête violente
** saignement de nez
***
Paris le 5 mars 1843
Mes chers parents
Représentez-vous quelqu’un assis devant une table tenant d’une main une plume et de l’autre se frappant le front à de courts intervalles. Comme pour lui demander aide et secours, et vous aurez le portrait de votre fils Amédée ayant l’attitude d’une personne qui veut écrire mais qui ne sait comment commencer. Cependant je ne devrais pas être embarrassé car depuis que vous avez reçu ma dernière lettre (il y a deux mois de cela) ; il s’est passé bien des choses ici. Pour ma part j’ai eu à essuyer bien des désagréments : j’entends bien par le mot désagrément, douleur morale et physique. Douleur morale en ce que j’ai vu mourir un jeune homme arrivé depuis peu dans la maison, mais déjà mon ami. Hélas oui mes biens aimés parents, je vis expirer cet infortuné plein de vie et de jeunesse (il avait 22 ans) après être resté dix jours alité. Combien il a souffert pour quitter ce monde ! Je vous avoue qu’au premier moment cette mort m’avait frappé profondément. Car comme cet infortuné, j’étais loin de ma famille et je l’avais vu près de mourir et pas de père ni de mère pour lui fermer les yeux. Une circonstance d’une bizarrerie remarquable et qui porte l’esprit à faire des réflexions bien tristes sur notre pauvre espèce ; C’est que le jour même de la mort de ce pauvre jeune homme, il y avait un bal à l’étage supérieur et que toute la soirée des jeunes filles en robes blanches et le front ceint de couronnes de roses passaient en riant devant la porte de la chambre où gisait un mort. Mais je quitte ce triste sujet pour parler de choses moins lugubres. Le mois dernier nous avons été accablés de besogne et je ne mentirais pas en vous disant que depuis les 8 H. du matin jusqu’à 10H du soir j’étais sur mes pieds allant et venant. De quatre élèves nous avons été réduit à 3 puis enfin à deux ; M. B… ayant été malade pendant quelques jours. Je vous prie de croire que nous n’avions plus le temps de tourner nos pouces . Aussi quand l’heure de se coucher arrivait, j’étais rompu et lorsque je m’étendais sur mon chétif grabat, je n’étais pas sans ressentir des douleurs dans les bras et les jambes.
Une fois couché vous supposez que je vais pouvoir dormir au moins en paix, point du tout il faut me relever non pas une fois, mais jusqu’à 3 fois dans la même nuit, alors lorsque cela arrive je perds patience et je jure comme un charretier embourbé ! mais je ne serai peut être pas toujours élève en pharmacie et cet espoir soutient mon courage. Maman avait manifesté le désir d’avoir des détails sur la noce de mon oncle, mais il y a si longtemps qu’elle a eu lieu, que l’impression qu’elle a pu me laisser est passée. Je dirai seulement ici que tout a été fait convenablement, que mon frère et moi nous avons reçu un superbe cadeau sur lequel nous ne comptions guère vu l’état de pénurie dans lequel notre oncle et notre tante se trouvaient alors ( et même encore maintenant je crois). Mais malgré les refus réitérés de mon frère, notre nouvelle tante a voulu à toute force nous faire un présent. (dut-elle l’acheter à crédit)
La communion du docteur Adrien m’a beaucoup amusé, et je ne regrette qu’une chose, c’est qu’accompagné de sa famille il ne se soit pas rendu à l’église en costume de président du moyen âge la mascarade aurait alors était complète. J’ai appris avec bien du plaisir que les pique-niques avaient repris leur ancien éclat et surtout j’ai étais fort aise que vous ayez fait partie du dîner de M. Constantin, car certaines personnes que je n’ai pas besoin de nommer auront du enrager de bon cœur. Quand à moi j’ai passé mes jours gras bien tristement. Le dimanche seulement nous avons dîner chez mon oncle et là animés par l’excellent vin de Bragny, nous avons chanté quelques gais refrains. Aujourd’hui je ne sort pas de la journée et je présume voir mon frère. Il est bientôt deux heures et je suis encore revêtu de mes sales habits. En effet il serait difficile d’être plus malpropre que moi depuis que je travaille au laboratoire. J’attends que nous soyons tout à fait organiser pour acheter une blouse.
L’heure de la poste approche et je vais me hâter de terminer, pour aller nettoyer un peu mon individu et essayer de respirer l’air à travers la lucarne de mon grenier.
Adieu, soignez bien vos santés et vous prie de croire au véritable amour que votre fils a pour vous. Je vous embrasse nombre de fois. Mon frère vous embrasse de tout son cœur.
Amédée Jeandet
Le cadeau que nous a fait notre tante ( car je suppose que maman doit être fort intriguée) a été à chacun de nous une fort belle cravatte longue de satin. Ecrivez moi prochainement.
***
Verdun le 14 mars 1843
Ta lettre mon cher ami m’a fait beaucoup de sensation, combien je plains les parents de ce malheureux jeune homme, je me suis mise à leur place, un pareil malheur peut m’arriver, cette idée me fait frémir. Je vous le répète à toi et à ton frère pour la millième fois que si vous êtes seulement ? deux jours je veux que celui qui se porte bien m’écrive de suite afin que je puisse arriver assez tôt pour vous donner mes soins, personne selon moi ne peut remplacer une mère , quoique bien persuadée que rien n’a été négligé à l’égard du pauvre malade.
Tu te moques mon cher Amédée des conversions opérées dans notre pays, sais tu que tu as tort; chaque individu a sa religion et croit avoir raison, la mienne à moi est de faire le bien pour le mal et de respecter celle de tout le monde car tu dois savoir que tout être pensant l’interprète à sa manière. Il n’est pas moins vrai que les missionnaires ont fait de grandes conversions chez nous il y a eu à peu près 240 hommes et six à sept cent femmes. De cela il nous est resté une congrégation de dames de la miséricorde, elles sont 24, action louable puisque c’est pour le soulagement des pauvres, la seconde est une congrégation à la sainte vierge, toutes les jeunes personnes sont allées en force se faire inscrire. adieu les grands bals de notre pays toute demoiselle initiée à l’église ne doit plus danser; trois ou quatre seulement n’ont pas voulu en être ; il y a encore une troisième congrégation d’hommes, elle s’appelle Saint sacrement. Aujourd’hui il y a mission à Ciel, à Grigny? , dans quelques jours à
Bagney, si tous ces beaux discours nous rendaient meilleurs je trouverai cela bien beau, mais ? ces phrases déjà trop longues en disant l’homme a été et sera toujours homme, ridicule quand il n’est pas méchant. Notre pique nique s’est très bien passé, on a été très gai, on a ri et chanté. Le dimanche suivant on a fait des gaufres pour régler les comptes, le 12 de ce mois on a fait encore des gaufres et bu du vin chaud chez M. Constantin, tu vois mon cher ami que nous voila lancé dans la haute société, toutes mes soirées sont prises, je vois la grande et la petite société c’est à dire tout le monde ce qui déplait quelques fois à ton père , cependant je lui rends justice cette année il m’a accompagné presque toujours aux grandes réunions. Cela le distrait un peu quoiqu’il ne veuille pas en convenir. Quand à moi je suis bien partout. Je ne parle pas encore des vacances, mon cher Amédée c’est encore trop éloigné mais je pense que d’ici là tu n’as besoin que d’une blouse. Tu diras à ton frère de m’acheter 12 couteaux au lieu de six, çà me fera dix huit , je n’en ai plus de présentable, qu’il le fasse de suite pour pouvoir en trouver de semblables. S’il se rappelle la forme de mes tasses dorées il en achètera une.
Au moment où je termine ma lettre M. et Mme Constantin viennent nous inviter à diner pour dimanche prochain. Pour les vacances j’aurais bien des diners à rendre. J’apprend à l’instant que la fille d’Adrien de Crécy arrive demain à Verdun. Ne te fatigue pas plus que ton âge le permet.
Adieu mon cher ami je t’embrasse de tout mon coeur embrasse pour moi ton frère
ta mère Annette Jeandet née Chapuis
Un incident assez désagréable pour moi, mon cher fils, a retardé de 4 jours au moins l’envoi de cette lettre. Voici le fait en quelques mots : au mois de décembre dernier noies avons été appelés M. Adrien et moi pour constater les causes de la mort d’une jeune femme qui, on l’a su depuis avait été empoisonnée par son mari à Charnay. On nous a représenté, dans les débats où nous n’avons point assisté comme ayant manqué essentiellement aux devoirs qui nous étaient prescrits. Cette inculpation que nous aurions si facilement détruite si elle eut été faite en notre présence était fausse et calomnieuse. Il fallait y répondre. Je m’en suis chargé. J’ai adressé à cet effet à un nouveau journal, Le progrès de Saône et Loire, qui parait à Macon une lettre où notre conduite dans cette affaire se trouve pleinement justifiée. J’ai pu à peine y conserver le sang froid qu’il convient d’avoir dans une telle matière, car toutes mes fibres d’honnête homme frémissent encore à l’idée seule qu’on ait osé m’attaquer à cet égard.
Nous attendons une lettre de ton frère. Dis lui très expressément de ma part qu’il ne manque pas de répondre à toutes les questions que je lui ai faites. Sa demande d’inscription doit avoir été adressée et j’espère presque qu’il m’en apprendra la solution.
Adieu, mon ami, je vous embrasse tendrement ton frère et toi.
Ton affectionné père
Jeandet
***
Amédée Jeandet écrit à sa mère le 4 juin 1843. La lettre est postée le 5 juin .
Paris 9h du matin le 4 juin 43
Ma chère mère
Je n’essaierai pas de me justifier au sujet des reproches que tu me fais, car je les ai mérités. Cependant ma bonne mère sois persuadée que si j’étais seul à Paris, et chargé par conséquent de la correspondance, tu n’aurais pas lieu de me faire de tels reproches, car j’aime trop à recevoir vos lettres pour vous faire attendre les miennes. Jusqu’à présent le contact des hommes de ce siècle ne m’a pas encore rendu égoïste. Comme la place pourrait bien me manquer, si j’étais trop long dans ma narration, je vais tâcher d’être le plus bref possible.
D’abord pour ce qui me regarde personnellement, la santé de mon corps n’est pas mauvaise, quoique cependant elle pourrait être meilleure. Si toutefois je pouvais m’exempter de la besogne qui m’accable à de la fatigue qu’il m’en revient, en effet les commandes des pharmaciens abondent depuis quelques jours et notre pharmacie est transformée en un vaste atelier d’emballeurs. Je ne pense pas disposer d’un seul instant et il n’y a guère moyen de s’asseoir qu’aux heures de repos. Tu vois ma chère maman que ma situation actuelle n’est pas des plus agréable et l’avantage qu’il y a à être chez un spéculateur, ce qui je crois m’est le plus nuisible, c’est que pour moi les nuits sont trop courtes.
Parfois il m’arrive de réfléchir, alors mon imagination me reporte vers les premières années de ma vie, et là je me rappelle combien mon enfance a été difficile à diriger et quels chagrins je t’ai causé. Ces souvenirs m’attristent.
Cependant lorsque j’envisage ma position présente et que je m’interroge intérieurement, je me trouve meilleur qu’autrefois ; alors je reprends courage en pensant que toi et mon père vous ne désespérez peut être pas autant de mon avenir.
M. Bernard va faire des changements dans la vieille pharmacie, nous voilà encore une fois au milieu des peintres, des menuisiers etc… depuis vendredi j’ai l’avantage d’être réveillé dès les 6 heures du matin par ces derniers qui ne craignent pas de troubler le repos d’un pauvre élève en pharmacie.
Mme Bernard est partie hier pour Chaillot , il est probable qu’elle y donnera le jour à un quatrième enfant. Le magnifique Charles est revenu la semaine dernière, il s’imagine être toujours à bord et ne fait que fumer, jurer et boire. Outre cela il a rapporté de son long voyage un amour extrême pour le peuple anglais, si bien qu’il affecte de prendre et les usages et les manières de ces insulaires. Voilà un exemple du patriotisme en France , surtout chut ! Sur tout cela, mon frère et moi sommes très contrariés de votre déménagement, d’abord parce qu’il sera difficile de trouver mieux, et puis la chose principale c’est que ça va t’occasionner beaucoup d’ennuis et encore plus de fatigues. Je t’en prie, contente toi de surveiller. Combien même s’il n’y a pas moyen de te faire rester en place , travaille le moins possible.
Mon oncle se porte bien ainsi que toute la famille. Aujourd’hui nous dînerons probablement chez lui.
Je n’intercède pas auprès de toi en faveur de mon frère , car je suis certain que ton pardon lui est déjà accordé, et j’aime à croire que par sa lettre il aura adoucit ton esprit et calmé ta colère (…………….)
Ma santé et mes affaires vont de mal en pis , que signifie cette phrase de mon père ? pourquoi n’en dit il pas plus long et nous laisse-t-il comme çà dans la peine : il sait combien nous l’aimons tous.
Dans la prochaine lettre que vous m’adresserez toi ou mon papa ( je l’attend déjà) ne manquez pas de me donner des nouvelles de la mère Patin ainsi que quez de la famille, je m’intéresse beaucoup à eux tous.
Je vais m’habiller et partir pour aller chez Abel ; ce ne serai pas aujourd’hui la Pentecôte que ce serait tout de même pour moi un jour de fête.
Des compliments à mon oncle et ma tante Parize de même qu’à Jeandet.
Adieu ma bonne mère je t’embrasse de tout mon cœur toi et mon papa et vous prie de croire à l’amour que vous porte votre fils.
Amédée Jeandet
Ayez bien soin de vos santés, tâche de distraire mon papa.
Adieu encore une fois.
Si j’ai bonne mémoire tu m’avais promis un gilet blanc pour cet été.
***
cette lettre écrite à Paris le 1° juillet 1843 est postée le 2 juillet, elle est adressée à Amédée par son frère Abel alors à Verdun chez ses parents. Abel a alors 27 ans et son frère Amédée a 19 ans
Mon cher frère,
Me croiras tu quand je te dirai que j’ai été très sensible à ta lettre du 5 juin dernier, en voyant le peu d’empressement que je mets à y répondre ? ne t’es-tu pas surpris doutant, ainsi que mes chers parents, de mon affection pour vous ? Ma conduite parait si étrange ! il y a si longtemps que nous sommes séparés ! oh ! mon ami, ne m’afflige jamais par ce doute; les sentiments du coeur sont à la vérité , soumis à des modifications bien profondes, bien diverses, mais il en est parmi eux qui grâce à la force qu’ils puisent dans la pureté de leur origine, résistent à toutes les influences délétères du temps, de l’absence et de notre vie sociale. Mon silence aurait , sans contredit, besoin de justification, mais je ne veux pas, à ton exemple, consacrer une partie de ces lignes pour me justifier; je ne veux pas te supposer irritable ou sévère à mon égard, j’aime mieux te voir patient, affectionné, indulgent comme je cherche moi-même à l’être envers les autres, car j’ai besoin qu’on le soit avec moi.
Où t-a-t-il paru que je m’étais formalisé de tes conseils ? certes je ne te dissimulerai pas que mon amour propre a été blessé , mais qu’est ce que l’amour propre , en présence de la raison et du coeur ?
Que me parles tu d’ainé ou de cadet ( à moins que ce ne soit pour me faire souvenir de mon âge ) ? qu’importe qui donne les conseils s’ils sont bons et désintéressés ? qu’importe d’où vienne la lumière pourvu qu’elle éclaire celui qui est plongé dans l’obscurité ? Mon cher frère avec quelle balance me pèses tu donc ? en vérité vous ne me connaissez plus.
Si malheureusement je n’ai pas encore coiffé le bonnet doctoral , j’ai su au moins , grâce à ….dieu , m’élever au dessus des mesquins enseignements de toute mon école et voir autre chose dans l’homme que des liquides, des solides, des gaz se traduisant sous forme de sang, de muscles, d’oxygène, d’azote, etc etc ….
Du reste soit dit sans vanité , je puis être mon propre conseiller; ce qui me manque ce n’est pas précisément la raison pour apprécier ma position, mais l’énergie et les moyens nécessaires pour y porter remède.
Tu seras sans doute surpris de recevoir cette lettre tandis que j’en dois une depuis si longtemps à notre chère mère; mais à elle c’est une lettre qu’il me faut lui écrire et ce ne sont ici que quelques lignes que je viens t’adresser à la hâte pour mettre fin au tourment que j’éprouve en voyant que c’est aujourd’hui le 1° juillet et que je n’ai pas écris depuis …… je ne sais quand; je n’ose plus mesurer le temps , la rapidité de sa course m’effraye . J’ai commencé à t’écrire si tard que je crois bien , quoique je fasse , que cette petite lettre ne puisse plus partir ce soir. J’ai été retardé par la visite de notre compatriote Mr Alfred Mottey au sujet d’un travail dont tu auras bientôt des nouvelles je l’espère. C’est mieux qu’un livre c’est une action courageuse et patriotique , c’est une énergique protestation contre l’égoïsme et l’indifférence qui nous rongent.
Outre les nouvelle de ce pays et des ????? que tu y a laissée , j’aurai bien des choses à te dire , à te demander… j’espère compléter cette lettre dans celle que je vais adresser à notre chère mère ; il faut que je te quitte de suite , adieu donc mon cher Amédée, je n’ose encore te dire au revoir….
Je t ‘embrasse de tout mon coeur , je te prie d’embrasse également mon cher papa et notre chère maman pour moi et de ne pas m’oublier auprès des personnes qui se souviennent de moi . Ton frère et ami
Abel Jeandet
***
Rassure toi, mon cher Amédée, je viens de recevoir à l’instant une lettre de notre mère et quoique je doive avoir le plaisir de te voir ce soir, je m’empresse de t’annoncer cette bonne nouvelle. Peut être, maintenant que tu es délivré de toute inquiétude, et en apprenant que ce silence n’était causé que par le mien, te plaindras-tu de ce qu’on ne t’a pas écrit personnellement, et surtout plutôt ? Mais j’espère que le plaisir que tu éprouveras à la nouvelle que nos excellents parents se portent bien, te feras oublier tous tes griefs.
Du reste si notre maman, ne t’a pas répondu tu verras qu’elle n’en a pas moins pensé à toi. Quand à notre père il paraît qu’il tient parole car il n’y a pas une lettre de sa main.
Au revoir, je t’embrasse de cœur,
Ton frère et ami
Abel Jeandet
18 juillet 1843 8h30 matin.
N’oublie pas d’apporter la … elle est un peu étroite, je crois néanmoins qu’elle pourrait servir.
***
Mon cher Amédée
Ce matin 28, anniversaire des malheureuses journées de juillet, des gardes nationaux , des ouvriers et des étudiants au nombre desquels j’étais sont allés rendre visite au tombeau des victimes des trois jours . Mais un malentendu sur l’heure du départ ayant fait que la réunion a été moins nombreuse qu’on l’aurait désiré.
Quelques étudiants et ouvriers ont résolu de se rassembler de nouveau ce soir à 7 heure précise place de l’école de médecine afin de se rendre à la colonne de juillet. Si la réunion est nombreuse et offre un caractère un peu imposant, j’ai l’intention d’y prendre part, tâche de te trouver au lieu désigné et à l’heure dite : je me tiendrai devant la clinique de l’école 2 heures avant. Je t’embrasse, ton frère et ami
Abel Jeandet
Amène avec toi des volontaires patriotes
Pas de date pour cette lettre mais un tampon de la poste en date du 28 juillet 1843.
***
Verdun le 27 août 1843
si plus heureux que toi, mon cher Amédée, j’ai pu me débarrasser un instant de la chaîne qui te retient loin de nous, du moins tu vois que la fortune qui endurcit tant de coeurs n’a point gâté le mien et ne l’a pas rendu oublieux de ceux qui soufrent ce que lui même a souffert. Dimanche dernier lorsque la peine que j’éprouvais à te laisser seul à Paris, éloignait le plaisir qui préside toujours à chacun de mes départs, je te promis de t’écrire le dimanche suivant, et aujourd’hui dimanche, je veux à point nommé remplir ma promesse. J’ai dans cette première lettre bien des choses à te dire et qui toutes ne sauraient t’être indifférents puisqu’elles se rattachent aux objets de ton affection. Je ne t’entretiendrai pas de mon voyage qui n’a offert aucune particularité remarquable, si ce n’est la réalisation de mes pressentiments sur l’indisposition que je redoutais et que je n’ai pu éviter, et j’arrive de suite à ce qui t’intéresse le plus , c’est à dire à nos parents dont je sais qu’il te tarde d’avoir des novelles. Je ne te dirai pas qu’ils se portent bien, ni qu’ils sont malades , notre mère même jouit d’une bien meilleure santé que par le passé, mais par contre notre père sans avoir rien perdu de son teint fleuri, ni toutes les apparences d’une parfaite santé se plaint d’être assailli par une foule de petites infirmités qui forment le cortège de la vieillesse . Fasse le ciel que ces apparences cessent bientôt d’être pour lui l’image menteuse d’un bien être physique et moral qu’il ne goûte pas ! J’ai vu hier la Marion Patin, elle m’a chargé de te faire ses compliments, commission dont je m’acquitte religieusement , contre mon ordinaire , car de la part de cette excellente femme, ce n’est pas une de ces formules banales, consacrées par l’usage plutôt que dictée par le coeur.
Tu ne serais peut être pas fâché de lire l’historique de la révolution municipale dont Verdun a été le théâtre, révolution qui compte pour principale victime , l’homonyme du héros d’un roman sorti de la canne féconde de l’un de nos plus célèbre écrivain et parmi les vainqueurs notre père vainqueur d’un combat qui a réuni comme jadis les suffrages de tous ses concitoyens. Mais déjà quoique le trône municipal soit encore vacant , ces faits sont du domaine de l’histoire ancienne, à laquelle je te renvoie pour les détails , préférant te faire connaitre notre nouveau logement, à la vue près qui n’est pas aussi agréable que dans l’ancien, puisque nous avons perdu trois fenêtres sur la grande rue. L’ensemble est mieux disposé et beaucoup plus agréable. Mais c’est nous deux, surtout qui avons le plus gagné dans ce changement. Au lieu du cabinet étroit , mal situé où nous étions relégués, nous avons une jolie chambre, avec un petit cabinet de toilette et une fenêtre sur la rue de la chapelle . C’est la pièce la plus retiré du logement, un véritable gynécée*. Le blanc et le bleu telles sont les couleurs des lits et des rideaux; enfin la simplicité de l’ameublement, le choix des teintes décèle le goût et la main d’une mère qui a pris soin de décorer elle-même la chambre virginale de sa fille. C’est ainsi qu’a paru notre chambre à toutes les personnes qui l’ont vue. Je n’ai pas pu , comme tu le verras en comparant la date de cette lettre avec le jour de son arrivée, la terminer hier et une visite que je viens de faire chez Mr Pacard, avec notre père qui est décidément le médecin de la maison, m’empêche encore , à mon grand regret, de te l’adresser aujourd’hui; j’espère que tu me pardonneras ce petit retard.
Le lendemain de mon arrivée , Nanette Bonnet a apporté une lettre de son petit fils le soldat qui est malade déjà depuis quelques temps . Elle venaitt près notre mère de m’écrire d’aller le voir à l’hôpital . Tâche la première fois que tu iras chez l’oncle Chapuis de t’assurer par toi même de l’état de ce pauvre François qui , j’espère n’est pas aussi malade qu’il le dit. N’oublie pas de nous mander dans la prochaine lettre , que nous attendons dans les premiers jours du mois prochain, ce que tu auras vu ou appris sur son compte . Dans tous les cas informe Prospère de cette nouvelle.
Le temps a beaucoup de peine à se mettre au beau ; il a plu hier la moitié de la journée et la veille nous avions vu se reproduire le gros temps de samedi qui de Paris s’est étendu jusqu’à Verdun.On assure que la grêle abondante qui accompagnait l’orage d’avant hier a presque achevé les vendanges de Bragny en détruisant le peu de raisin qui avait échappé à la gelée.
Adieu, mon cher Amédée, notre père et notre mère t’embrasse de coeur, bien peinés de ne pouvoir le faire en réalité, je me joins à eux et te prie de croire à la sincère affection de ton frère et ami
Abel Jeandet
Fais des compliments de la part de nos parents à notre oncle et à notre tante et embrasse les de la mienne.
P.S. Comme je crains qu’il ne se soit glissé quelque erreur dans la note des sommes que j’ai prises durant cette année ( 1842-43) chez Mr Bernard, tu le prieras de vouloir bien , pour plus de sureté et de régularité, te donner un petit état des dites sommes et tu nous l’enverras dans ta lettre. Pour t’éviter la peine de composer cette demande, tu n’auras qu’à lui lire ce post scriptum. Dis lui que j’ai vu sa mère qui se porte très bien.
François soldat au 17° ??? ??? ??? à l’hôpital du val de grâce .
*Le gynécée (du grec ancien γυναικε?ον/gynaikeîon) est l'appartement des femmes dans les maisons grecques et romaines.
***
Mon cher frère,
Malheureusement nous ne sommes pas tous morts, mais peu s’en faut, puisque comme tu le vois, au lieu de notre mère et de notre père qui devaient t’écrire, je suis le seul qui prenne aujourd’hui la plume pour te répondre deux lignes et qui donne signe de vie. Que veut-tu mon pauvre Amédée, sous prétexte que je n’ai pas répondu d’une manière satisfaisante aux lettres que m’a écrites notre père, dans le courant de cette année, il ne veut plus entretenir de correspondance avec qui que ce soit, pas même avec toi, bien que tu sois fort innocent ; mais c’est ainsi que procède, sinon la justice paternelle, du moins celle des hommes, et il paraît qu’en cette circonstance , notre père veut user envers toi plutôt de l’une que de l’autre. Tout en comprenant ton inquiétude que je te demande pardon de n’avoir pas fait cesser plutôt, je ne puis m’empêcher d’en blâmer l’exagération et la manière dont tu la manifeste.
Tes plaintes sont justes et fondées, je partage, je le répète la peine que tu dois éprouver en réfléchissant à l’isolement dans lequel tes parents semblent te laisser, mais je t’avoue que j’aurai désiré voir tes plaintes plus simplement exprimées.
Quelques empêchements extraordinaires ne m’avaient pas laissé le temps de t’écrire, tu vois qu’aujourd’hui je le fais à la hâte, car je part dans un instant pour Molaize(1) avec notre mère qui devrait t’écrire incessamment et qui était loin de penser aux inquiétudes un peu maternelles que te causais notre silence.
Adieu, mon cher ami, pardonne moi ma négligence, car je suis le plus coupable envers toi, excuse et supporte ce que tu ne peux ni condamner ni empêcher et reçois les embrassements de cœur de ton frère et meilleur ami.
Abel Jeandet
Tache de faire agréer mes excuses à mon oncle et ma tante sur mon long silence et embrasse les pour moi.
Verdun 4 octobre 1843 9h du matin
(i) Molaize ancienne commune de Saône et Loire qui a fusionné en 1832 avec Ecuelles.
***
Mon cher Amédée,
Je suis allé ce matin en omnibus chez Monsieur Marquiset ; il était déjà tard lorsque je suis sorti de chez le Comte De Thiard, tels sont les motifs qui m’ont empêché de te voir aujourd’hui, ainsi que je te l’avais promis.
Je me porte trop mal (sur mes pieds) pour aller chez toi ce soir et afin que tu saches à quoi t’en tenir pour demain, je te préviens que je t’attends demain soir à quatre heure1/2 pour aller chez notre oncle, quoique je n’en ai pas entendu parler.
Peut être vais-je faire ma visite demain matin, mais cela ne m’empêchera pas d’y retourner avec toi le soir que nous y dînions ou non. Mais je crois que nous y dînerons puisque nous sommes invités depuis longtemps.
A demain, je t’embrasse d cœur, ton frère et ami
Abel Jeandet
Dimanche octobre 1843 7h soir.
***
Paris le 2 décembre 1843 ( au soir)
Mon cher frère,
Celui qui le premier a dit : les absents ont toujours tort; ceux qui , après lui, ont répété ce blasphème ( c’est le nom qu’i convient d’appeler ce dicton trop populaire), certes, ceux là n’ont jamais su ce que c’était que l’absence d’un frère , d’un ami, d’un père ou d’une mère. Si sévères et impitoyables que nous sommes ordinairement quand ceux avec lesquels nous vivons , nous devenons, une fois que la mort nous a séparé, nous sommes indulgents pour leurs plus grands défauts que pour leur moindre travers, l’absence , cette soeur jumelle de la mort, ne doit elle pas diminuer à nos yeux la gravité des torts de ceux dont elle nous tient éloigné et nous faire plutôt leur défenseur que leur accusateur. Une malheureuse fatalité qui semble se complaire à me charger toujours de quelque iniquité , ne me permet pas de me faire un mérite de ce penchant naturel qui me porte à prendre en main toute cause difficile, déjà perdue ou près de l’être, à plaider pour la veuve, l’exilé , ou l’orphelin; car hélas ! toutes ces causes sont devenues miennes…. dire comment, ce serait faire toute la psychologie , toute l’anatomie morale de l’homme . Je me flatte peut être , et m’abuse sur mon compte, mais ??? je entièrement désintéressé dans la question, il me semble que mon coeur ne serait pas moins indulgent pour l’absent ou le malheureux ( bien souvent ils habitent ensemble ) et moins porté à les plaindre ou à les aimer . Prenons un exemple dans un autre ordre de faits, entre nous deux, si tu veux, là où il ne s’agit plus de torts graves, de défauts sérieux, mais mais seulement de ces imperfections inhérentes à notre humaine espèce, eh bien, tes travers que dans certains moments j’érigeais presque en crime de lèse fraternité, ces nuages d’intérieur qui, toi présent, me semblaient des tempêtes funestes, ne m’apparaissent plus aujourd’hui que comme des bourrasques de printemps qui rassérènent l’atmosphère . Je ne regardai pas ta présence comme un besoin, ta société comme un bonheur pour moi et cependant tu vois avec quelle peine je t’ai quitté… mais ce que tu ignores , mon cher ami, c’est l’isolement où ton absence m’a plongé, c’est la tristesse qu’elle a mis dans mon âme; car vois tu , ce n’est pas toi qui devais partir, ou du moins tu ne devais pas partir seul…
Tu comprends tout ce que ces derniers mots cachent d’amères pensées de cuisants regrets. C’est donc cette disposition d’esprit qui m’avait inspiré de sages résolutions ( car rien ne moralise mieux l’homme qu’une certaine somme de malheur ) , c’est dans cette disposition d’esprit que j’ai reçu ta lettre avec le billet de maman , précurseur de l’épître qui m’est arrivée avec mon paletot et autres effets. Au souvenir de des quatre immenses pages de cette lettre que je porte sans cesse sur moi et que je n’ose relire, la plume est prête à me tomber des mains, comme il advient depuis huit jours chaque fois que je veux répondre. Et que répondre , en effet , à un ordre donné impérieusement, comme à un fils sans entrailles , sourd à la voie du coeur et à celle de la raison. C’est le aut hoc, aut in hoc de la spartiate remettant le boulier à son fils , moins la noble pensée qu’exprimaient ces paroles. Ne donnes pas aux miennes, mon cher Amédée, un ton de rudesse qu’elles ne doivent point avoir et ne te méprends pas sur ma pensée intime. La lettre de notre mère ne ma cause ni dépit ni colère , il n’y a pas de place dans mon coeur pour de pareils sentiments envers une mère comme la notre , mais c’est de l’affliction , du découragement, presque du désespoir, et comment en serait-il autrement quand je me vois condamné au supplice d’être le tourment de ma famille, quand on me place dans la cruelle alternative ou de terminer de suite mes études médicales ( le temps dit-on ne m’ayant pas manqué pour cela , ce qui est vrai ) ou d’être accusé de me complaire à vivre loin de ma famille,de mon pays , moi qui ne m’en trouve encore exilé aujourd’hui que pour avoir poussé cet amour de la famille et du pays jusqu’à l’idolâtrie ! Contradiction étrange, inexplicable ; véritable chaos dont l’homme devait offrir l’image dans l’incohérence de ses idées, l’aberration de sa raison.
« ton frère m’a dit, m’écrit notre mère , que tu ne lui parlais jamais de tes études et j’ai vu par les réponses que tu ne cessais de t’occuper de bouquins, j’ai été ?????? » Tu vois mon cher Amédée, par le style de cette lettre , par la franchise avec laquelle je m’exprime, la gravité des questions que j’y aborde, que je suis loin d’avoir incriminé le moins du monde tes pensées et tes paroles sur mon compte. Tu chercheras donc l’explication de cette réserve surprenante que j’ai gardé jusqu’à ce jour avec toi, non dans le peu de confiance que tu m’inspirais ou dans d’autres causes de ce genre, mais seulement dans ce qu’il y avait de pénible pour moi, qui sur tous les autres rapports pouvait t’offrir ma vie comme exemples suivre, de t’avouer que précisément dans la marche de tes études là où tu vas avoir le plus besoin de modèle , j’étais la seule personne qui ne put pas t’en servir. Ce ne sont pas seulement des mots que j’écris là, c’est une action que j’exécute, j’impose silence à mon amour propre , je m’immole moi même à la vérité et à ton intérêt. Car j’ai assez foi en ton jugement et en ton coeur pour être assuré que je ne perdrais rien de cet aveu et de l’influence morale que je puis avoir sur toi. Il n’y a pas de meilleur guide que celui qui après avoir tait fausse route , reconnait son erreur et la proclame hautement. J’aurais encore bien des choses à te dire mais il est une heure du matin , j’ai employé toute cette longue soirée à écrire cette longue lettre qui devrait être partie depuis plusieurs jours. Pourquoi a-t-elle tardé si longtemps ? la réponse à cette question n’est-elle pas disséminée dans le cours de cette lettre , et réunis dans les quelques mots ci-joints.
Adieu, mon cher frère, sois avec nos chers parents , comme ton coeur , comme leur bonté pour nous te disent que tu devrais être , fais en sorte par ton affection , tes soins , qu’ils m’oublient puisque je suis réduit à souhaiter cette triste condition, rends leur en réalité les embrassements que je te donne de coeur , en te priant de croire à l’affection sincère de ton frère et ami.
Abel Jeandet
Je ne peux renvoyer à une autre fois , à te dire avec quel intérêt les habitués de notre restaurant m’ont demandé de tes nouvelles. Mr Ferdinand a été on ne peut plus peiné de n’avoir pas reçu tes adieux. Je dois te dire aussi que la séance d’ouverture de la société ??? à laquelle le Dr Mège a eu l’attention de m’inviter, et une visite, comme tu le connais, de notre compatriote Mr Bouché, ont encore retardé cette lettre de deux jours.
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Verdun le 26 décembre 1843
Cette fois-ci du moins, mon cher ami, tu n’auras pas à te plaindre de moi. J’ai suivi et suis bien disposé à suivre avec docilité tes conseils. C’est le monde moral renversé, il est vrai, puisque les pères obéissent aux enfants, mais qui n’en ira peut être guère plus mal. J’ai écrit à ton patron avec la politesse et les convenances que tu as eu la sage précaution de me prescrire. Tu en dois savoir déjà quelque chose, et si je ne me trompe, il faudrait que celui à qui je m’adresse fut bien difficile pour ne pas être content.
Cela dit, joco gratia, je viens au ton sérieux que nous a naturellement inspiré celui qui règne dans ton épître. Ta mère et moi avons versé, en la lisant, de ces pleurs dont tu connaitras un jour toute la douceur quand c’est le souvenir et la joie que nous causent nos enfants qui les font répandre. N’est ce pas là une expiation suffisante du trop long silence que j’ai gardé avec toi, et puis-je mieux m’excuser de la légitimité de tes reproches ? Tu le sais aussi, mon cher Amédée, car tu étais déjà assez grand pour l’avoir remarqué : souvent je suis en proie à des accès de mélancolie dont la violence et la durée s’augmentent encore de ton absence, de celle de ton frère, et de la crainte où je suis de revivre peut être jamais quelques temps avec vous. Dans ces moments cruels où chacun croirait à mon indifférence, sinon à une sorte de monomanie brutale, mon cœur soupire cependant; loin de cesser d’aimer, il appelle à son secours tous les objets qui lui sont chers, comme s’il y devait trouver la fin et la guérison d’un pareil état, et qu’il y trouverait en effet; mais hélas ! il se flétrit dans l’isolement, personne ne pouvant l’entendre ni lui répondre ( mots latins )
Non, mon ami, je ne suis point insensible aux éloges que te donnent les étrangers eux mêmes. Cette supposition étant en dehors de la nature ne saurait être admise, que mon vénérable père serait heureux avec nous de voir se réaliser la bonne opinion qu’il avait conçue de toi ! Continue avec cette persévérance dont tu as présentement passé les plus rudes épreuves, et tu obtiendras enfin, comme tu le dis, la récompense. Déjà je me félicite de ta position actuelle, quelque médiocre qu’elle soit, et dut elle rester ce qu’elle est, te voilà en mesure de te suffire. Compare la différence qui existe entre toi et ton frère qui, depuis bientôt dix ans, vise infructueusement au but que tu as atteint, de pouvoir vivre de ses propres moyens. Toutefois, tu n’en es pas au point où tu dois forcément arriver à l’aide du travail et de la conduite. Mon assistance ne t’y manquera pas, et si le sort me réserve quelques années encore, tu entreras, je l’espère, dans ta nouvelle carrière sous de meilleurs auspices que je n’ai commencé la mienne.
Il y a une amélioration notable dans ta manière d’écrire, mais les fautes d’orthographe y sont toujours fréquentes. La plus étonnante est, comme je te l’ai dit souvent, l’oubli de cette règle si simple volo legere . Tu prends continuellement le participe pour l’infinitif, distinction pourtant très facile à établir. Quelques exercices particuliers sur ce sujet te mettraient promptement à même de ne plus t’y tromper en appliquant cette méthode aux autres parties de notre langue, tu parviendrais ainsi à la bien connaître avant peu. A mon avis aussi une écriture élégante prévient en faveur de celui qui la ???. La tienne ressemble trop à celle d’un écolier mal appris. N’as tu pas des moments que tu pourrais consacrer à cette étude sous la direction d’un maître habile dont je paierais volontiers les honoraires ?
Je n’ai parléà M. Bernard de la continuation de ton séjour chez lui que pendant 6 à 8 mois. Il est possible effectivement qu’à l’issue de cette première époque, je t’en fasses sortir définitivement afin que tu acquières, toute autre occupation cessante, les connaissances nécessaires au baccalauréat es-lettres. Mais c’est une grave question dont nous aurons à nous entretenir plus tard, et où nous appellerons l’intervention de ton oncle beaucoup plus compétent que moi en pareille matière.
Il me semble avec toi que tu te débarrasseras aisément de la verrue qui te gêne à l’aide de trois ou quatre applications de nitrate d’argent fondu, après avoir préalablement enlevé un peu de la peau qui la recouvre pour que le caustique agisse plus profondément. A cet égard je ne comprends rien à l’insouciance de ton frère, qui ne devra pas refuser, à ma prière, de procéder à cette petite opération.
Tu vois, mon cher ami, que je répare amplement par la longueur de cette lettre le temps que j’ai laissé passer sans t’écrire. A cette occasion cependant je te ferais remarquer que tu n’es pas toi même doué de beaucoup d’exactitude et d’empressement sur cet article, et que si nous étions à supputer le nombre de tes lettres et les miennes, celles-ci l’emporteraient probablement sur celles là.
Adieu, mon cher enfant, porte toi bien ainsi que ton frère. Nous vous embrassons tendrement tous deux.
Nos compliments affectueux à ton oncle et à ta tante.
Ton père et ami
Jeandet
P.S. Je passe quatre mortelles soirées sur sept par semaine, seul au coin de mon feu, tandis que ta mère va régulièrement à des réunions qui ont lieu chez quelques notables de notre commune. A ma vieillesse manquent tous les appuis à la fois…
Cette lettre de François Philoclès Jeandet est envoyée à son fils Amédée chez M. Bernard Derosne rue St Honoré n° 115 à Paris.
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Cette lettre d’Amédée Jeandet à son patron, n’est pas datée, pas de cachet de la poste non plus. Elle était classée avec d’autres lettres de 1843 et 1844. Il dit dans cette lettre que cela fait bientôt trois ans qu’il est à son service, on peut donc en déduire que c’est bien vers la fin de l’année 1843, car il est dans la maison de M. Bernard depuis janvier 1841.
Amédée écrit sur du papier à en-tête de la pharmacie Bernard-Derosne
Monsieur,
Quoique je ne me reconnaisse nullement le droit de m’ingérer en aucune façon dans l’économie de votre maison, je prendrai cependant la liberté de vous adresser quelques observations au sujet du changement inattendu et si nouveau pour moi, que vous venez d’apporter dans le déjeuner du matin, changement qui me touche d’une manière toute particulière.
Je ne crois pas devoir me permettre de juger de l’opportunité de la mesure en question, ni de la manière inégale dont elle va s’exercer sur mes collègues et sur moi ; je veux seulement vous faire observer que depuis bientôt trois ans que j’ai l’avantage d’être dans votre maison, m’étant occupé exclusivement de pharmacie et nullement de cuisine, je me vois fort embarrassé pour me confectionner un repas chaque matin, ce que je serai forcé de faire puisque nulle part, vous ne l’ignorez pas, on ne peut avoir une portion pour 30 centimes qui ne forment pas même la modique somme que vous m’allouez pour mon déjeuner.
Je ne doute pas que vous prendrez en considération les justes observations que je viens de vous soumettre, et dans cette espérance j’ai l’honneur d’être Monsieur votre très humble et très obéissant serviteur et élève.
Amédée Jeandet
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1844
Cette lettre d’Amédée Jeandet à son père n’est pas datée. Le cachet de la poste semble être du 7 janvier 1844.
Mon cher papa,
Je joins ce billet à la lettre de mon frère, pour te remercier de ta charmante lettre et te dire ce que j’ai ressenti à sa lecture. Comme elle me dédommage largement de mes chagrins passés et avenirs.
A peine ta lettre me fut-elle remise que je montais dans ma chambre et là je dévorais des yeux ces lignes tracées par toi. Mais parvenu au milieu de ma lecture, il fallut l’interrompre pour laisser couler mes larmes. Que j’étais heureux alors ; absorbé dans mes réflexions, l’imagination remplie d’agréables souvenirs, je me croyais près de vous , recevant vos caresses ; bonheur qui me semblait d’autant plus délicieux que depuis bien longtemps j’en étais privé.
Mais hélas ! mon rêve s’évanouit et je ne revins à la réalité que pour maudire mille fois le monde et ses grandeurs, cette civilisation tant vantée, et la société, qui avec ses préjugés ridicules, oblige en quelque sorte les familles à éloigner d’elles leurs enfants qui eux mêmes abandonnent toutes leurs affections et se vouent à un exil volontaire de près de dix années, et cela pour tâcher de n’être pas placé tout au bas de cette longue échelle sociale.
Improbus vanitas quid non mortutia pectora cogis.(1)
Comme vous pourriez peut être le croire mes chers parents, ce n’est point là du romantique, mais bien les idées d’une jeune tête de 19 ans et les impressions véritables d’un cœur qui n’a encore aimé que vous.
Voilà ce que j’avais à te dire mon cher papa. Je voulais seulement te faire connaître les sentiments que la lecture de ta lettre avait fait naître dans mon cœur.
Pourquoi n’accompagnes-tu pas ma mère lorsqu’elle va à une soirée ? et restes-tu seul auprès de ton foyer solitaire . Car je ne suis plus là pour expliquer avec toi le De Viris (2)et quoique je n’étais pas toujours aimable, je ne me rappelle pas moins avec bonheur cette période de ma vie.
Je termine en vous souhaitant à tous deux une bonne et bienheureuse année et une santé pareille. C’est le seul vœu que votre fils adresse au ciel.
Adieu mes biens aimés parents, recevez les embrassements de votre fils qui vous aime de toute son âme.
Amédée Jeandet
C’est pas ma faute si cette lettre ne vous est pas parvenu le 1° jour de l’an.
(1)
(2) De viris illustribus est un manuel de latin à l'usage des classes de sixième (première classe du collège) rédigé en 1775 par l’abbé Lhomond (1727-1794), qui est resté en usage en France jusqu'au milieu du XX° siècle
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La lettre qui suit est écrite par Amédée à ses parents sur papier à en-tête de la pharmacie Bernard-Derosne
Paris le 18 février 1844
(11h du soir)
Mes chers parents
Je serai peut être resté encore quelques temps sans vous écrire, si le départ de Prosper pour Verdun n’était venu m’en offrir l’occasion.
Voilà un langage qui doit vous paraître bien étrange surtout venant de moi, qui je l’avoue ne suis pas trop prodigue de lettres. Mais, vous éloignés de moi ignorant complétement le genre de vie que je mène, vous m’accusez sans doute de paresse, et peut être allez vous jusqu’à prononcer le mot oubli. S’il en était ainsi, combien vous seriez dans l’erreur et que ce serait mal reconnaître la peine que je me donne pour mériter vos éloges. Comme je viens de vous le dire, vous connaissez assez imparfaitement quelle est ma position actuelle dans le nouvel établissement de ces messieurs, et de quelle manière j’emploie mon temps.
Je vous dirais en peu de mots que personne ne peut se donner plus de mal que moi, ni mène une vie plus active, et n’a moins de temps a dépenser inutilement. Ce n’est pas que je veuille vous démontrer que si je vous écris aussi rarement, cela tient à ce que je ne puis disposer d’un seul instant, car mon intention ici, n’est pas de faire de ces phrases banales et vides de sens, ni de me servir d’un droit que la société et les convenances autorisent en quelque sorte. Il y a déjà assez de menteurs sans que j’aille moi en accroître le nombre. La place que j’occupe n’est pas sans importance elle exige de celui qui la remplit beaucoup de travail, d’activité et d’aptitude. Comme je suis flatté de la confiance qu’on me témoigne, que je tiens à conserver la réputation que je me suis acquise, je m’occupe exclusivement de mon affaire. Ce qui se passe hors de mon laboratoire, peu m’importe ; je laisse aux hommes politiques le soin de faire des boulettes, aux écrivains de mauvais livres et aux philosophes celui de discourir sur des sujets qu’ils regardent comme importants et qui cependant ne contribuent en aucune façon à l’amélioration de notre espèce.
Vous voyez qu’à moins de vous entretenir sur mes travaux pharmaceutiques, je ne dois avoir rien de bien important à vous dire dans mes épîtres.
Sachant que je ne mets le pied dans la rue que deux fois par mois, que je n’ai pas une heure dans le jour qui ne soit employée utilement, que vous faut-il de plus comme preuve que vous pouvez être tranquilles sur mon propre compte.
Je me suis étendu longuement sur ce sujet, mes chers parents, parce que je le regarde comme très utile pour moi et pour vous et que je tenais à ce que vous fussiez instruits de tout cela pour que dans l’occasion, (si toutefois elle se présentait) vous ne me blâmiez pas à tord.
Je voulais vous écrire il y a quelques temps, relativement au cadeau que ces messieurs m’ont donné le mois dernier, car j’ai été on ne peut plus satisfait de la manière dont il m’a été offert, et il m’aurait été bien agréable de vous annoncer moi-même cette nouvelle ; mais à mon grand déplaisir il paraît qu’Abel m’a devancé. Je ne puis me défendre d’être content de moi lorsque je considère ma position présente et que mon imagination me reporte aux temps de mon enfance ; il est vrai qu’alors j’étais un enfant, mais à cette époque je paraissais à vos yeux même inférieur aux enfants de mon âge, tandis qu’à présent je peux dire que dans la maison mon rang n’est pas secondaire, et que pour ce qui concerne la pharmacie je puis marcher au niveau des autres. Pourquoi n’en est il pas ainsi à l’égard des autres sciences ? Espérons qu’en temps et lieux j’arriverai à un pareil résultat. J’ai appris de mon frère que vous aviez reçu une lettre de M. Bernard dans laquelle il vous parle de moi assez avantageusement ; je croyais que vous m’annonceriez directement cette nouvelle, attendu qu’elle me concerne personnellement. Véritablement on dirait que vous me regardez encore comme un petit bambin. Cependant j’ai presque a20ns, et si à cet âge on est pas encore un homme, du moins il n’y a plus qu’un pas à faire pour le devenir et bien plus encore je possesseur d’une barbe à la François 1°.
Malgré ma jeunesse je suis tourmenté de temps en temps par des rhumatismes et des courbatures occasionnées par la fatigue, j’éprouve du soulagement en me frictionnant avec du baume Opodeldoch (1) aussi j’en fais une consommation assez abondante. Vous voyez je ne jouis pas d’une santé parfaite, et que dans six mois il ne sera pas trop tôt d’aller me reposer un peu après deux années de travail aussi rude et aussi fatiguant.
Demain je passerai une partie de la journée avec Abel et nous avons déjà formé le projet de nous réunir mardi soir chez mon oncle ou chez lui.
J’attends une lettre de l’oncle. Vous ne manquerez pas, je vous prie, de me dire si Jean Biet a été favorisé par la fortune. Il est une heure et demie du matin, je suis harassé de fatigue, je vais tâcher de prendre du repos, du moins si les voitures, les ….. les ivrognes et autres gens de cette espèce ralentissent un peu pour le reste de la nuit le bruit infernal qui règne en ce moment.
Adieu mes bien aimés parents, je vous embrasse de tout mon cœur et suis pour la vie votre fils qui vous aime de toute son âme.
Amédée Jeandet
P.S. Il est 11h du matin, Prosper part à l’instant. Jusqu’à ce matin je croyais pouvoir lui donner quelques unes de mes chemises déchirées, mais il n’y a plus de place dans la malle. Abel est venu ce matin apporté sa lettre. Adieu encore une fois, je vous embrasse de cœur.
(1) Baume opodeldoch, liniment ammoniacal camphré composé, utilisé comme rubéfiant, en onctions, pour calmer les douleurs
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Lettre de François Philoclès Jeandet à son fils Amédée
Je ne peux pas, mon cher Amédée, laisser partir Prosper sans t’adresser quelques mots ; mais ce ne sera en effet que quelques mots, car la maladie de M. Girard absorbe tout mon temps.
Ta dernière lettre me confirme de plus en plus dans la bonne opinion que je conçois de toi. Elle m’a plu infiniment sous tous les rapports. C’est là, je n’en doute pas, la plus douce satisfaction que tu puisses éprouver et un véritable dédommagement pour toutes les peines que tu te donnes. Un peu plus tard mon cher ami, tu en obtiendras des avantages qui te seront personnels si déjà ils n’ont pas tant soit peu commencés. Je ne me dissimile pas , ni toi non plus, que le plus fort reste à faire, mais le temps, le travail et la patience ne sauraient manquer de te conduire au but.
Continue, mon ami, de mériter la confiance et l’appui de tes patrons dont tu viens de recevoir un témoignage si flatteur de bienveillance te de gratitude.
Adieu, porte toi bien, ton affectionné père.
Jeandet
Verdun le 2 mars 1844
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Cette lettre d'Abel à son frère n'est pas datée mais le cachet de la poste indique le 28 mars 1844
Mon cher Amédée,
Un honnête homme n’a que sa parole, disent les honnêtes gens et les fripons ; comme je te tiens pour tel, honnête homme bien entendu, je ne doute pas que tu ne viennes ce soir, malgré le mauvais temps, ainsi que tu me l’as promis. Afin de t’épargner cette course, je m’empresse de te dégager de ta promesse en te prévenant que j’ai pour ce soir un rendez-vous, ( rendez-vous non d’amour) mais historico-politico-scientifique.
Tu sais du reste, que par un hasard heureux notre oncle qui était le but principal de notre réunion, a disposé de sa soirée. S’il fait beau demain, je t’attendrai ; si non ce sera pour dimanche, car jeudi soir j’irai probablement à la bibliothèque.
Au revoir, je t’embrasse de cœur et te prie de croire ton meilleur ami.
Ton frère
Abel Jeandet
Jeudi 10h du matin
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Paris le 5 avril 1844
Mes chers parents,
Depuis la dernière lettre que je vous ai écrite, il ne s’est rien passé ici qui vaille la peine d’être rapporté. Pour mon propre compte j’aime autant cela et si je forme un désir c’est que pendant le séjour que j’ai encore à faire ici, les choses restent dans l ‘état où elles sont. Je suis toujours très content de ma position actuelle : le travail du laboratoire quoique très pénible me plait davantage que celui de la pharmacie qui est maintenant bien plus désagréable qu’il ne l’était de mon temps, et cela sous tous les rapports.
Heureusement pour moi, au milieu de tous les changements survenus ici, les choses se sont passées comme je le désirais. Grace à dieu à l’heure qu’il est ma position n’est plus équivoque, je dis n’est plus parce qu’il fut un temps où véritablement je ne savais sur quel pied danser. Mais aux vacances prochaines je vous raconterais toutes ces petites misères de la vie humaine. Et quand à présent, j’arrive au point important de ma lettre, il s’agit de mes appointements. M. Bernard me donne 90 f. par mois chiffre dont il ne s’est jamais écarté soit en plus soit en moins. Pour la place que j’occupe et l’époque où nous vivons c’est peu considérable, et même dans la plus part des pharmacies l’on gagne davantage, mais c’est un règlement établi depuis longtemps et mes prédécesseurs n’avaient pas plus. Malgré cela je ne vous cache pas que la vue de ce premier argent gagné par moi (et je puis dire à la sueur de mon front) m’a causé un sensible plaisir.
Du reste je viens d’apprendre du teneur de livres une nouvelle on ne peut plus agréable : M. Bernard réglant ses comptes du trimestre lui a dit ces mêmes paroles « nous donnons 90f. à M. Jeandet mais il mérite beaucoup plus ». Ces seules paroles en disent assez. Avant de quitter ce sujet je vous rappellerai que depuis bien longtemps vous me promettez un habit, mais si j’ai bonne mémoire je crois que maman m’a donné à entendre dans une de ses lettres, que cet été je pourrai très bien en faire faire un à mes frais. Certes je ne demande pas mieux et mon intention, a toujours été d’employer mon argent à mon entretien, mais vous n’ignorez pas que le prix d’un habit au minimum est de 90 à 100 f. , que 90f. est juste la somme que je recevrai dans trois mois et que si je la porte chez Ducroc, il ne me restera plus un sous pour acheter les autres vêtements dont j ‘ai besoin, c’est à dire un pantalon d’été habillé, un gilet, un chapeau, et des bottes, tandis que si vous consentiez à payer la moitié de la somme en question, je tâcherai avec le reste de me tirer d’affaire.
Maintenant que je me porte mieux, je puis vous dire que dans le commencement de la semaine dernière j’ai eu pendant une nuit et un jour une fièvre très forte avec un violent mal de tête, outre cela tout le corps me faisait mal et j’étais comme dans un four. Pour comble d’infortune, pas moyen de mettre la main sur mon frère que je n’ai pu voir que le lendemain. On a attribué cette indisposition à la fatigue, je ne suis pas éloigné de le croire. Actuellement je me porterais assez bien si mon ventre le voulait. Pour commencer j’ai été constipé pendant cinq jours, à présent j’ai la diarrhée de temps en temps, des coliques et mardi surtout si j’avais écouté mon derrière, je serais resté toute la journée sur la cuvette pour ne rien y faire. J’ai pris deux grands bains en moins de 8 jours, enfin pour la première fois de ma vie je me suis administré un lavement.
Que les gens qui passent leur vie à tourner leurs pouces soient malades, très bien, mais de pauvres diables comme nous qui demeurent chez les autres, c’est ridicule, et moi plus que tout autre je n’ai pas le temps de rester au lit. Depuis dimanche il fait un temps magnifique et déjà aux Tuileries on aperçoit ça et là de toutes petites feuilles qui moins paresseuses que leurs sœurs se montrent aux regards des promeneurs.
Je suis accablé de besogne, et en ce moment je reçois de la campagne des violettes pour faire le sirop.
Si je ne vous écris pas souvent, il faut convenir que mes lettres sont bien remplies.
Adieu mes bien aimés parents, je vous embrasse de cœur et vous prie de croire à l’affection sans bornes de votre fils.
Amédée Jeandet
P.S. j’espère recevoir bientôt une réponse de vous, tâchez je vous prie que je ne soit pas trompé dans mon attente.
Adieu encore une fois, votre fils A.J.
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Paris le 15 avril 1844
Ma chère mère
Si j’avais pu prévoir que tu prendrais au sérieux ma légère indisposition, je me serais bien gardé d’en parler. Tranquillise-toi donc ma bonne mère, à présent je me porte tout à fait bien, j’ai repris mes fonctions, et je travaille plus fort que jamais. Combien tu es prompte à t’alarmer et comme ton amour pour nous est grand, et c’est toi qui veut essayer de bannir de ton cœur l’amour maternel ! Pourquoi écris-tu des choses impossibles, que ta nature désavoue et qui sont en contradiction même avec tes paroles.
Sans doute tu avais l’âme bien triste quand tu as écris cette lettre, car elle est empreinte d’un cachet de mélancolie et de tristesse dont j’ai peine à me rendre compte, tant l’impression que j’ai ressenti à sa lecture a été grande. Si tu as voulu nous faire du chagrin, tu peux être assurée d’avoir réussi. Nos larmes ont coulé, je dis nos larmes car mon frère et moi avons pleuré ensemble.
En définitif méritons-nous ces dures reproches, Abel il est vrai devient inexact à remplir ses devoirs, mais il est si bon mon frère ! il a un cœur si aimant. Comme mon père l’avait prévu, plus je vis avec Abel, plus j’apprends à l’apprécier. Mais je perds mon temps à parler de lui, qui sait mieux que toi ce qu’il vaut ?
Hélas en ce qui me concerne, il n’en est pas ainsi ; Tu connais pas mon caractère d’à présent, ce qui reste de moi dans ton souvenir est l’époque de mon enfance. Malheureusement ce souvenir n’est pas à mon avantage. Voilà ce qui me tourmente souvent, voilà pourquoi la mort me serait plus douloureuse maintenant qu’à une tout autre époque. Certainement tu me regretterais beaucoup, mais tes regrets seraient peut être moins amers que si tu me perdais après avoir vécu un peu avec moi. Cette idée te paraît bien bizarre, que veux-tu à quelles pensées notre imagination ne nous entraîne-t-elle pas !
Quoique nous soyons presque des fils ingrats, souvent vous faites le sujet de nos conversations. La dernière fois encore nous parlions de toi, et je disais à Abel que jamais je n’avais désiré les vacances avec autant d’impatience, et que j’éprouvais un besoin réel d ‘aller vivre pendant quelques temps avec vous. Pourvu que je puisse attendre jusqu’à la fin d’août. C’est tout ce que je demande.
Voilà une lettre bien singulière mais il fallait une occasion comme celle-ci, c’est ta lettre qui a fait naître en moi ces idées noires, qui du reste étaient renfoncées depuis longtemps dans mon cœur et n’attendaient que l’occasion de se montre au grand jour.
J’ai encore à répondre à une phrase de ta lettre. Tu sembles croire ma bonne mère que jusqu’à présent aucunes contrariétés, aucuns soucis ne sont venus obscurcir mon jeune front, cependant j’ai aussi ma petite part de déboires, car vois-tu du moment que l’on est entré dans le dangereux et étroit sentier de la vie, qu’on est en rapport avec les hommes, qu’il faut se plier aux exigences du monde , il est rare qu’on puisse demeurer à l’abri de toute atteinte au milieu de cette foule immense où chacun se heurte, se pousse et se cramponne à qui mieux mieux aux branches plus ou moins fragiles de l’arbre des destinées.
J’ai passé la journée d’hier avec mon frère, il se porte bien. Il devait me donner une petite lettre pour toi mais elle n’était point faite quand je suis arrivé chez lui. En vérité son amour pour notre Bourgogne lui tourne la tête, et ce diable là fera si bien qu’il arrivera à se créer une petite réputation littéraire. Quoiqu’il en soit il est probable qu’il t’écrira bientôt. Nous avons dîné chez mon oncle qui se porte bien ainsi que sa femme.
Adieu ma chère maman je t’embrasse de cœur et te prie de croire à l’affection véritable de ton plus jeune fils.
Amédée Jeandet
Mon cher papa,
Tu as de fréquents étourdissements et de plus tu marches très difficilement. Pourquoi ne veux-tu rien faire de ce que désire maman, et tes enfants aussi. Tu nous aimes et tu ne crains pas de nous faire de la peine. D’abord ne soit pas triste, et surtout calcule le moins possible, tu sais maintenant que je suis bon à quelque chose et moi j’ai confiance en mes propres forces. Plus que patience mon bon père, nous irons te distraire dans quelques mois. Quand tu iras en campagne tu ne seras plus seul, tu pourras t’appuyer sur tes deux fils qui grâce à dieu sont jeunes et en état de supporter la fatigue.
Ecris-moi si ce n’est ce mois au moins dans le commencement de l’autre. Adieu je t’embrasse de cœur, ton fils qui t’aime.
Amédée Jeandet
***
Cette lettre d'Abel à son frère n'est pas datée mais le cachet de la poste est du 27 juin 1844
Il y a un peu de temps mon cher Amédée, qu’il ne m’est pas arrivé de t’écrire au lieu d’aller te voir et je te prie de ne pas m’en vouloir si j’emploie aujourd’hui ce moyen.
Depuis quelques jours je suis dans un état d’atonie physique qui réagissant sur le moral augmente encore mon habitude casanière ; et puis j’ai promis d’aller dîner ce soir chez notre oncle ; voilà ce qui me prive du plaisir de te voir et ce qui me fait t’écrire pour te donner des nouvelles de nos bons parents. J’ai reçu une petite lettre de notre mère en réponse à celle que mon oncle lui avait écrite. Elle se plaint avec raison beaucoup de moi et un peu de toi ; mais ce qui nous touche encore d’une manière plus sensible c’est qu’il paraît que depuis son retour notre mère n’a presque pas cessé d’être souffrante et le mieux qu’elle éprouvait lors de son avant dernière lettre ne s’est pas maintenu.
Me voilà bien embarrassé et fort ennuyé, je reçois à l’instant une lettre du Général Thiard dans laquelle il s’excuse de ne m’avoir pas reçu dimanche et m’invite à aller passer la soirée avec lui à la comédie française .
Adieu, soigne toi le plus possible
Ton frère et ami
Abel Jeandet
Voudrais-tu bien apporter ou préparer un petit flacon de teint. de digitale pour la bonne de mon oncle. Bien entendu que tu feras mettre cet article sur le compte de ce dernier.
***
Cette lettre d’Abel à son frère est postée le 2 juillet 1844. Amédé est à Paris .
On vient de me remettre ta lettre , mon cher Amédée au moment où je sortais pour aller dîner, et quoique j’ai déjeuné assez frugalement selon mon ordinaire, je rentre pour te répondre de suite un mot, ne pouvant pas aller me promener ce soir dans la rue Saint Honoré.
Je t’avoue que ta lettre m’a plus peiné qu’elle ne m’a surprise, mais ce que je ne comprends pas cependant c’est que tu ne me dises pas que tu t’es hâté de rassurer nos parents. N’aurais tu point pensé que c’était la première pour ne pas dire l’unique chose que tu avais à faire ? J’aime à croire que c’est de ta part un oubli et que ce n’est qu’après avoir cherché à réparer le mal ( si mal il y a) dont je suis la cause, que tu as songé à me demander des explications très peu importantes dans le moment présent puisqu’elles ne sauraient être entendues par la personne la plus intéressée à la connaitre . Mais le ton de reproche que tu prends avec moi m’assure que tu n’as pas commis une faute du genre de celle dont je suis accusé.
Ne crois pas mon cher Amédée que je te fasse un crime de te poser comme mon juge; Tu uses du droit qui appartient, sur le coupable , à tout individu dont la conscience ne lui reproche rien. J’aime au contraire te voir prendre à coeur une cause qui comme celle ci est toute filiale, toute d ‘affection; mais je te prie de ne pas oublier que le coupable est ton frère et d’avoir assez bonne opinion de lui , non seulement pour ne point le condamner, invicta causa ,mais encore pour te reposer sur lui même du soin de faire justice.
Que tu ais écris ou non, j’écrirai demain. Adieu mon cher frère, je t’embrasse de tout coeur et je te prie de me croire,
ton meilleur ami
Abel Jeandet
1° juillet 6h soir
***
Nous voici bientôt, mon cher ami, au moment d’être enfin réunis. Nous comptions autrefois les jours de la séparation par années, par mois, par semaines, et maintenant nous pourrions les compter par heures. Le temps que je trouvai si long, qui marchait si lentement pour moi, a pris en définitive sa place dans le passé. Quoiqu’à mon âge un pareil poids soit lourd à porter, je me félicite de l ‘avoir en plus, puisqu’il me ramène mes deux chers enfants que je vais encore une fois revoir et embrasser. Sans doute tu en es déjà à tes préparatifs de départ, où tu y seras du moins lorsque ces lignes te parviendront. C’est pourquoi je me hâte de te les adresser, pour que vous vous conformiez à certains avis que voici. Comme vous vous trouvez, ton frère et toi, également incommodés en voiture, nous désirerions que vous fissiez moitié du voyage par les bateaux à vapeur c’est à dire jusqu’à Auxerre où se rencontreront plusieurs voitures qui vous conduiraient à Chalon. Vous seriez ainsi allègres et dispos à l’heure où vous prendriez celles ci et vous n’y resteriez pas assez longtemps pour en être sensiblement fatigués, car le trajet d’Auxerre à Chalon a lieu, dit-on, en moins de vingt quatre heures. Il a déjà été question de tout cela pendant le séjour de votre mère à Paris, et vous avez paru tous deux disposés à suivre ce conseil.
Nous attendons prochainement de toi une lette où tu nous informeras de ta résolution à cet égard et celle de ton frère, du jour approximatif du départ et de tout ce qui concerne cet objet.
Il est vraisemblable qu’à votre arrivée ici vous y trouverez encore votre mère sinon malade du moins mal portante. Il lui reste toujours quelque chose de ce maudit point de côté qu’exaspère parfois une …. Qui n’a pas entièrement cessé. La joie que va lui causer votre présence contribuera peut être à son entier rétablissement ?
La vie de Verdun est d’une monotonie, d’une insipidité insupportable. Nous essayerons de te la rendre tant soit peu utile pour tes futures études. A cet effet je te prie de te munir d’une bonne grammaire française.
Le sulfate de quinine coûte aujourd’hui 17frs50 l’once. S’il y avait à Paris une différence notable sur ce prix, tu m’en apporterais deux flacons d’une once chaque. Ton frère te fournira l’argent nécessaire.
Adieu, mon cher Amédée, embrasse pour nous ton frère, ton oncle, ta tante, et toute sa petite famille.
Ton père et ami
Jeandet
P.S. apporte avec toi tous tes effets, bons et mauvais, afin que ta mère y fasse un triage convenable.
Verdun le 22 juillet 1844
***
Paris le 2 novembre 1844
Ma chère maman,
Le lendemain de notre arrivée, comme mon frère te l’a déjà dit, nous sommes allés chez notre oncle, où comme de coutume nous avons été accueillis avec beaucoup d’amitiés, malgré le long silence que nous avons tous gardé à son égard.
Les craintes que j’avais relativement au lit promis depuis si longtemps, n’étaient pas fondées car ma tante n’avait pas oublié sa promesse, et rien ne s’est opposé à son prompt accomplissement. Elle nous a donc expédié par un commissionnaire le lit en question qui est arrivé heureusement à notre domicile le mercredi 30. Quoiqu’il soit un peu étroit et pas assez long, cependant je m’estime fort heureux de l’avoir car maintenant je peux dormir à mon aise ; chose qui nous a été impossible de faire pendant les quatre jours que nous avons couché ensemble. Aussi Abel attendait-il le lit avec autant d’impatience que moi.
D’après cela ma chère maman tu vois que nous sommes installés définitivement rue du Sabot n° 2 et que par conséquent je vais avoir besoin de bien des choses. Tu voudras donc bien avoir l’obligeance de m’envoyer les objets nommés ci-après. Deux couvertures, deux paires de draps, deux taies d’oreiller, une paire de rideaux blancs et un couvre pieds, plus mes deux paires de gants et des faux-cols si tu as le temps d’en faire. Tâche aussi de mettre dans l’intérieur du paquet deux andouilles pour mon oncle. Si mon papa peut trouver le guide de l’aspirant au baccalauréat, mets le également dans le paquet. J’espère ma chère maman que tu m’enverras bientôt ces objets, car le froid commence à se faire sentir ici et la couverture qui me couvre actuellement est épaisse comme une feuille de papier. Mais parlons un peu du baccalauréat, sans doute il vous tarde à tous deux de savoir où nous en sommes sur ce point.
Mon oncle avant d’aller chez M. Delavigne a eu la curiosité de voir ce que c’était que ce M. Boulet ( la vue n’en coûte rien). Contre son attente il en a été très content, car d’après sa manière de raisonner sur l’instruction et les arrangements qu’il prend avec les jeunes gens qui entrent chez lui, mon oncle pense qu’il n’y a ni charlatanisme, ni tromperies à redouter.
Le prix est de 120frs par trimestre et l’on paye au commencement de chaque trimestre. Par là vous voyez qu’on peut quitter à la fin du premier ou du deuxième trimestre si l’on est pas satisfait. Jusqu’à présent il n’y a rien de terminé, mais mon oncle me conduira demain chez M. Boulet, et il est probable que lundi jour où vous recevrez cette lettre j’irais dans sa maison suivre ses leçons. Quand à présent j’ai bien du soucis et je voudrais pour beaucoup avoir trois mois de plus. Ce n’est pas qu’à cette époque je dois arrivé au terme de mes travaux, mais du moins je saurais à quoi m’en tenir sur le compte de mon intelligence. Je sais bien que je travaillerai, mais j’ignore si ce sera avec fruits.
Espérons qu’un jour le vieux proverbe se réalisera en ma faveur. Finis coronat opus (1).
Nous sommes allés deux fois chez M. Colomban pour voire Angélina mais elle était absente. Je crois qu’elle entre demain ou lundi chez Mme Holberg. J’ai appris chez M. Bernard que Charles avait échoué à son examen de bachelier. Voilà quant à présent tout ce que j’ai à vous apprendre. Dans un mois j’écrirai une lettre à mon papa, dans laquelle je lui expliquerai le plus clairement possible la marche et la méthode qu’on me fera suivre dans mes études.
Adieu mon cher papa et ma chère maman je vous embrasse de tout mon cœur et suis pour la vie votre fils
Amédée Jeandet
Mon frère vous embrasse aussi de tout son cœur.
P.S. Nous vous recommandons de bien vous soigner. Adieu encore une fois. AJ
(1) La fin couronne l’œuvre.
***
Paris le 23 décembre 1844
( mise à la poste le 24)
Mon cher papa,
Si jusqu’à présent Abel a été chargé de faire la correspondance, c’est que j’attendais qu’il se fut écoulé un espace de temps suffisant depuis mon départ de Verdun pour pouvoir te mettre un peu au courant de mes études. Car tu dois te rappeler mon cher papa que c’est toi qui l’a décidé ainsi. Quoiqu’il n’y a pas encore deux mois que je vis chez M. Boulet, je connais (ou peu s’en faut) quel homme c’est, et quel est l’ordre de travail de sa maison. On ne se douterait guère d’après la manière dont il se fait annoncer dans tous les journaux et sur les monuments publiques, tel que sur les urinoirs qui bordent les quais et les boulevards de la capitale, que c’est un homme froid comme glace répondant à peine aux questions qu’on lui adresse et qui même à la première entrevue produit un effet qui est loin d’être favorable pour lui. Cependant mon oncle l’a préféré à tout autre parce qu’avec une telle nature il lui semble qu’il devait être moins charlatan que les autres.
Effectivement je le crois consciencieux car il ne s’engage à rien avec ses élèves, c’est lui même qui les fait travailler ( car il est seul) et en somme je trouve qu’il gagne bien son argent. J’ai acheté son cours d’études préparatoires au baccalauréat, lequel comme tu sais se compose de six volumes, ou bien six série comme le programme.
Chaque jour de la semaine a sa série particulière, trois jours de latin, trois jours grec, seulement tous les matins une version latine de la force de celles que l’on donne à la Sorbonne. Il y a deux cours par jour, l’un de 8h du matin à midi, l’autre de trois heures à cinq heures. Dans le commencement je suis allé à celui du matin, mais comme M. Boulet fait expliquer les auteurs presque en courant, je ne me suis pas vu de force de suivre les autres à cause du grec. Tandis que le soir l’on répète jusqu’à dix fois de suite ou3 4 pages de grec. Actuellement nous expliquons Œdipe …. Tragédie de Sophocle et les ….. de Cicéron. Mais le premier février j’irai au cours du matin à cause de la version latine, tout en continuant celui du soir. Du reste M. Boulet sait exactement son ouvrage qui est disposé de manière à ce que l’on puisse à la rigueur se passer de maître. Mais il est bon que tu saches que je ne suis pas arrivé où j’en suis sans combats.
Maintenant que le nuage qui enveloppait mes idées se dissipe, que le poids qui pesait sur ma poitrine commence à me laisser respirer plus à l’aise, je crois papa que pendant quelques jours j’ai été dans une position assez pénible car j’ai eu à soutenir avec moi même une lutte sérieuse ; je veux parler du baccalauréat. Considérant donc les obstacles sans nombre qu’il me faudrait surmonter la difficulté que j’ai toujours eu à comprendre des choses souvent simples, considérant dis-je ces chose, je fus échaudé et je me demandais s’il n’était pas téméraire une chose qui même avant de l’avoir commencée me paraissait presque impossible ; mais ton souvenir, celui de ma mère et puis l’amour propre ce grand moteur de toutes les passions humaines, fit cesser tout combat intérieur et aussitôt j’ai prononcé cette parole : je le veux.
Ainsi maintenant que je suis entré en lice, je ferai tous mes efforts pour sortir victorieux du tournoi.
Depuis hier le thermomètre est redescendu à zéro, ce que j’ai vu avec peine car le froid et moi ne sympathisons nullement, il en est de même d’Abel qui dit que le froid le ratatine. Pour moi il me rend triste et me procure aux pieds des engelures qui me font souffrir et m’empêche de me chausser. Voilà les petites misères de la vie humaine.
J’aurais désiré que tu reçusses cette lettre le jour de Noël, mais j’ai manqué l’heure de la poste et elle ne partira que demain soir.
Adieu mon bon père, je t’embrasse de tout mon cœur et suis pour la vie ton fils
Amédée Jeandet
Mon frère vous embrasse tous deux de tout son cœur.
J’embrasse aussi maman de tout mon cœur et j’espère qu’elle sera contente de mon exactitude.
P.S. Nous sommes allés hier dîner chez notre oncle qui se porte bien ainsi que toute la famille. Abel a vu Angelina.
Nous vous recommandons bien tous les deux d’avoir bien soin de vous, nous attendons une lettre car nous n’en n’avons pas encore reçu une datée de Verdun depuis notre départ.
***
Verdun le 28 décembre 1844.
Mes chers enfants,
Vous recevrez le 31 décembre entre midi une heure, un panier d’osier, dans lequel vous trouverez votre déjeuner pour le premier janvier, même votre soupe de la veille. Il est composé d’un poulet rôti, de saucisses, filet de cochon, andouille, un saucisson cuit, graisse d’oie, dessert pomme, poire, marron, massepain, fromage, sucre, une bouteille de vin rouge, une de champagne, un carlet de liqueur ; un peu de sel pour manger le poulet. Si vous le préférez chaud vous le partagerez en deux, vous le mettrez dans une casserole en y ajoutant un peu de graisse. Tu y trouveras une lettre pour ma belle sœur pour la lui remettre vous-même, présumant que vous leur rendrez visite au renouvellement de l’année. A propos de ces visites chez votre oncle, je voudrais qu’elle fussent aussi rares que possibles, d’abord à cause de l’éloignement, ensuite par la crainte que j’ai qu’il ne vous arrive quelque malheur. Les journaux sont remplis de faits alarmants. Paris est une fourmilière d’assassins, on y attaque en plein jour, pour ma tranquillité je vous prie de rentrer chez vous de bonne heure. Depuis votre départ mes chers enfants ma santé est entièrement rétablie, j’ai même repris plus d’embonpoint que je n’en avais. Il n’en est pas de même de votre père, il se porte mal, il souffre beaucoup de sa fesse, en plus quinze jours après notre séparation il a éprouvé des battements de cœur qui le fatiguent beaucoup la nuit seulement, souvent la tête embarrassée quoiqu’il ne veuille pas en convenir une saignée lui serait bien nécessaire. Il m’a dit que si tu étais ici il se déciderait
Il éprouve de temps à autre des malaises généraux. Tous ces accidents me donne beaucoup d’inquiétude, écrivez-lui à cet égard, peut être aurez-vous plus d’emprise pour cet effet que moi sur lui, car il vous aime bien et moi aussi je ne conçois pas qu’il fasse tant de difficultés à se faire saigner.
Je vous embrasse de tout mon cœur,
Annette Jeandet née Chapuis.
P.S. Vous trouverez dans cette lettre le bulletin de l’envoi que je vous fait, en cas de retard vous irez réclamer au bureau vous n’aurez à payer que certains comestibles. Les pommes, poires, fromage, massepain, sucre, marron, tous ces objets ne paient pas l’entrée.
À Amédée,
J’aurais de justes reproches à me faire, mon cher ami, si je ne t’adressais au moins quelques lignes après la lettre satisfaisante que tu viens de m’envoyer. Conclure ainsi que tu l’as fait, par je le veux, quand il s’agit de vaincre les obstacles qu’offre le baccalauréat auquel tu aspires est incontestablement le signe de l’une de ces natures fortes et résolues pour qui l’avenir s’ouvrira un jour. Humainement parlant, vouloir c’est pouvoir. Grace aux hommes qui ont pris cet axiome au sérieux, chaque siècle a eu sa marche ascendante et progressive. Le but où tu tends, mille autres y sont arrivés, sans y avoir porté comme toi des dispositions aussi solidement arrêtées. Me voilà donc tranquille à ce sujet. Tu seras , mon cher ami, ce que tu voudras être. J’en ai pour garant ce que nous écrivait il y a peu de jours ton frère : Amédée est un bœuf au travail (citation latine que je n’arrive pas à déchiffrer).
J’aime assez notre Boulet avec son air froid et à la glace. C’est la marque d’un caractère positif, tandis que l’expérience m’a dès longtemps, appris qu’il n’y a que vent et fourberie chez les individus haut ou bas placés à qui la parole et la suffisance ne manquent jamais.
Nous avons eu à Verdun aussi notre Sibérie. J’en ai été … Depuis quinze jours bientôt le thermomètre se tient à zéro la nuit et les jours presque constamment éclairés par un soleil d’avril ont a peu près pris une température de printemps. Je m’en réjouis surtout à cause de vous. Mais cela peut changer d’un moment à l’autre, et je vous recommande instamment dans ce cas de vous en prémunir en chauffant tout à la fois et le poêle et le foyer. Que me fait à moi trente ou f40rancs de plus ajoutés à ma dépense annuelle quand il s’agit de votre mieux être ?
J’attends d’Abel une lettre où il m’exposera longuement la marche de ses études actuelles et de celles à venir. C’est alors que je lui répondrai moi-même pour lui donner quelques conseils dont il ne saurait plus longtemps ajourner l’exécution.
Adieu, mon ami, embrasse affectueusement ton frère pour moi et comptez tous deux sur l’inaltérable dévouement de votre père.
Jeandet
Le post scriptum est indéchiffrable
***
1845
Sur la lettre suivante le cachet de la poste est de 1845
C’est avec regret, mon cher Amédée que je me sert de la poste pour m’entretenir avec toi, au lieu de le faire de vive voix, ce qui me procurerait le plaisir de te voir, mais je n’ose réellement pas me montrer chez ton patron avant de lui avoir donné signe de vie cette année, au moins par une carte de visite. c’est ce qui me décide à t’en adresser deux ce soir, tant pour lui que pour Mlle Delannoy et que je te prie de déposer le plus promptement et le plus adroitement possible.
Adieu porte toi bien, je t’embrasse ton frère et ami
Abel Jeandet.
De la bibliothèque Ste Geneviève 9H du soir 5 janvier.
P.S. Cette date que je viens d’apposer au bas de mon billet, me rappelle seule et à l’instant seulement un de ces jours consacrés jadis aux joies de la famille, que rien ne distingue aujourd’hui dans mon isolement des journées monotones qui forment ma triste existence.
Sois assez bon pour m’apporter une douzaine de grains de calomels sosu forme de pastilles.
***
Il était trop tard hier, mon cher Amédée, pour pouvoir t’annoncer que j’ai mis la main dans l’urne fatale d’où j’ai retiré le N°50 qui équivaut juste à Bidet. Ainsi s’est encore vérifié cette mauvaise fortune qui depuis l’âge de seize ans, époque où j’ai quitté pour la première fois le foyer paternel n’a pas cessé de me poursuivre. Il n’est plus temps aujourd’hui de compter sur une autre et ma vie déjà vieille finira ??? comme elle a commencé.
Quoique je fusse d’ abord bien décidé à courir les chances du tirage, j’ai fait pourtant quelques jours avant un espèce de traité avec un jeune homme de ?? qui m’est venu trouver. Nous étions convenus que je lui donnerai 200francs en cas de bon numéro et 1300 francs dans le cas contraire. Ce marché est loin d’offrir toutes les garanties désirables et il ne sera définitif qu’au moment de la révision ou dans trois ou quatre mois environ. Le jeune homme que j’ai revu tout à l’heure est du reste dans les mêmes dispositions et il a obtenu 127 mais il est petit quoique ayant la taille et d’une constitution peu robuste. La difficulté sera de le faire recevoir, ce à quoi nous arriverons je l’espère , à l’aide de quelques uns des membres du conseil de révision. En admettant qu’il en soit ainsi, nous aurons du moins l’avantage de pouvoir faire opérer immédiatement une substitution de numéros, c’est à dire tu prendrais le numéro 127 et notre remplaçant 50 ce qui te mettrait dans les mêmes conditions où s’est trouvé autrefois ton frère.
La fâcheuse affaire dont je viens de t’entretenir me pèserait infiniment moins si ma santé était bonne, mais malheureusement elle est au contraire assez mauvaise. Ce que j’éprouve ce ne sont point de ces palpitations dont la durée n’est qu’instantanée et qui vous laisse ensuite de longs repos. J’en suis presque méchamment fatigué, surtout la nuit où j’entends, à la région du cœur, un bruit qui empêche ou trouble mon sommeil. A ce signe je reconnais bien la maladie qui, il y a vingt, me conduisit à deux pas de la tombe. Depuis les derniers froids j’ai rechuté. Une amélioration sensible à l’application de la glaise, moyen que je continue matin et soir pendant une heure et auquel je joindrais la saignée si mes forces me le permettent, sans compter beaucoup sur son efficacité.
Ta lettre nous est arrivée quelques heures seulement avant le tirage. Si nous avons été satisfaits de ton assiduité au travail, nous ne voulons pas cependant que tu la porte au delà de ce qu’exige ta santé. L’esprit veut du relâche, il en est plus dispos nous dit avec raison la fable Lafontaine. C’est un précepte qui te devra servir de règle. Je te l’ai dit cent fois et je le répète ici : tu as du temps devant toi. Crois tu donc que nous comptions te voir bachelier en l’année 1845, point. Tu y feras ton cours d’études littéraires sous la direction du professeur ; tu y ajouteras même encore trois mois s’il est nécessaire, puis tu y travailleras tout seul et dans les loisirs que te laisseront tes études pharmaceutiques. La réception au baccalauréat viendra quand elle pourra, mais ne saurait manquer de venir en conservant les dispositions que tu as eues jusqu’à présent.
Adieu mon cher enfant, je ne t’en écrirai pas davantage aujourd’hui, car je suis encore profondément meurtri du coup que j’ai ressenti hier. Adieu, encore une fois, portes-toi bien et continue de faire par ta bonne conduite et ta persévérance au travail, la joie de ton père et ami.
Jeandet
Verdun le 29 février 1845.
P.S.
Sur 23 jeunes gens à Verdun il en est tombé, à mon compte, neuf. Devigne, fils du cordier, lequel s’est marié il y a dix mois environ, est du nombre. Sont tombés aussi Southier, Augé, Davaux, Catillon, Boulot, Bergeron et dix autres dont le nom ne me revient pas.
***
4 heures après-midi le 10 avril 1845,
Mes chers parents,
Si vous n’êtes pas encore inquiets, du moins vous devez attendre une lettre de nous avec impatience ; Je prends donc la plume pour vous écrire ces quelques lignes. Peut être attendiez-vous une lettre d’Abel, dans laquelle il vous aurait annoncée la nouvelle depuis si longtemps attendue, mais il paraît que le moment n’est pas encore venu ; quoique pourtant je suppose qu’il ne tardera pas à se présenter. Du reste comme il ne me dit rien de ces sortes de choses, et que c’est à son insu que je vous en parle, je vous prierais mes chers parents de ne pas faire mention de ce que je viens de vous dire dans votre prochaine lettre. Mais je vous le répète si j’en juge d’après son travail, je présume que l’époque est peu éloignée.
Si je reste si longtemps sans vous écrire, ne croyez pas pour cela que votre souvenir me quitte un seul instant, au contraire vous occupez sans cesse ma pensée, et plus j’avance dans la vie, plus je vous aime, car c’est cette affection qui me soutient, c’est elle qui me fait supporter avec courage, la triste vie que je mène ici depuis six mois. En effet les inquiétudes que me causent ta maladie, mon cher papa, et les efforts infructueux que je fait commencent à épuiser et mon physique et mon moral. Peut être serais-je un jour récompensé de toutes mes peines, et espérons que Dieu nous réserve encore à tous d’heureux jours.
A l’occasion de notre déménagement, nous avons envoyé à Chalon ( à l’adresse de ma cousine Clerget) un paquet contenant les rideaux, les draps, les couvertures etc… Ce paquet est parti le 8 avril par le roulage.
Avant de terminer, je vous prierais de m’envoyer dans le courant du mois, mon extrait de naissance, quoique l’époque où il me sera nécessaire soit encore bien éloignée, je tiendrais tout de même à l’avoir. Du reste ce n’est pas un mal de s’y prendre d’avance, car lorsqu’on fait sa demande pour passer l’examen, les certificats restent parfois deux mois au ministère.
Mais l’heure de la poste approche , et je tiens beaucoup à ce que ma lettre parte aujourd’hui.
Adieu mes bien-aimés parents, je vous embrasse de tout mon cœur et suis pour la vie votre fils
Amédée Jeandet
Mon frère vous embrasse de tout son cœur.
P.S. Nous attendons une réponse de suite, car il nous tarde de savoir de vos nouvelles.
Voilà notre adresse : rue de la Harpe, hôtel du Luxembourg n° 62.
Adieu encore une fois AJ
***
Après le tirage au sort pour le service militaire, François Philoclès Jeandet médecin à Verdun sur le Doubs fait un contrat avec un certain Louis Nicolas pour remplacer son fils Amédée Jeandet alors étudiant en pharmacie à Paris. Sur les deux documents apparait un timbre royal de 35 centimes.
Entre nous soussignés, François Jeandet, Docteur en médecine, demeurant à Verdun sur le Doubs stipulant tant pour lui personnellement que pour Pierre Amédée Jeandet, mon fils, étudiant en pharmacie, domicilié présentement à Paris d’une part ;
et Louis Nicolas, cultivateur, demeurant à Bragny, majeur, d’autre part,
a été fait le traité qui suit, savoir :
que moi Louis Nicolas, appelé à faire partie de la levée militaire pour l’année mil huit cent quarante quatre , et ayant obtenu au tirage le numéro 5, m’engage à changer de numéro avec M. Jeandet fils, soldat de la même classe et ayant obtenu au même tirage le numéro 90. En conséquence moi le dit Nicolas promets prendre en lieu et place du dit Jeandet fils et le remplacer au service militaire pendant tout le temps voulu par les lois , règlements et ordonnances militaires, de manière à ce que le dit Jeandet fils ne soit inquiété ni recherché en aucune façon pour cet objet.
et de mon côté pour prix de cette substitution, moi Jeandet père m’engage à payer au dit sieur Nicolas, acceptant, la somme de quatorze cent francs aussitôt après sa réception par le conseil de révision séant à Mâcon.
Dans le cas ou la substitution ne pourrait pas avoir lieu, le payement ne serait effectué qu’au moment où le sieur Nicolas justifierait de sa présence au corps par un certificat en forme.
Ainsi fait entre nous et signé double à Verdun le 15 juin 1845
Nicolas Louis Jeandet
Ce deuxième document reprend les termes du premier avec en plus la quittance attestant bien que Louis Nicolas a reçu la somme convenue.
Entre nous soussignés, François Jeandet, Docteur en médecine, demeurant à Verdun sur le Doubs stipulant tant pour lui personnellement que pour Pierre Amédée Jeandet, mon fils, étudiant en pharmacie, domicilié présentement à Paris d’une part ;
et Louis Nicolas, cultivateur, demeurant à Bragny, majeur, d’autre part,
a été fait le traité qui suit, savoir :
que moi Louis Nicolas, appelé à faire partie de la levée militaire pour l’année mil huit cent quarante quatre , et ayant obtenu au tirage le numéro 5, m’engage à changer de numéro avec M. Jeandet fils, soldat de la même classe et ayant obtenu au même tirage le numéro 90. En conséquence moi le dit Nicolas promets prendre en lieu et place du dit Jeandet fils et le remplacer au service militaire pendant tout le temps voulu par les lois , règlements et ordonnances militaires, de manière à ce que le dit Jeandet fils ne soit inquiété ni recherché en aucune façon pour cet objet.
et de mon côté pour prix de cette substitution, moi Jeandet père m’engage à payer au dit sieur Nicolas, acceptant, la somme de quatorze cent francs aussitôt après sa réception par le conseil de révision séant à Mâcon.
Dans le cas ou la substitution ne pourrait pas avoir lieu, le payement ne serait effectué qu’au moment où le sieur Nicolas justifierait de sa présence au corps par un certificat en forme.
Ainsi fait entre nous et signé double à Verdun le 15 juin 1845
Nicolas Louis Jeandet
***
Mon cher Amédée,
J’ai enfin terminé le 21 de ce mois à Mâcon où je suis allé moi-même, ton remplacement au service militaire. Comme le jeune homme avec qui j’avais fait le traité était de la même classe que la tienne (1844), j’ai obtenu la substitution, de telle sorte qu’au moyen de cet acte nous nous sommes trouvés entièrement libérés et sans responsabilité aucune pour l’avenir. Tout cela n’a pas eu lieu sans difficultés, ni sans beaucoup d’argent, mais il fallait en sortir à tout prix et m’en voilà débarrassé. Si les lois sont choses saintes et respectables comme le disent les niais, ce n’est pas apparemment celle du recrutement qui dispense la veuve à cent mille écus de rente et à un fils unique, tandis qu’elle frappe dans ses quatre enfants le pauvre père de famille qui n’a pas souvent un pouce de terre à défendre, sans compter que le hasard y règle aussi cet impôt du sang et on a l’absurdité de croire au progrès lorsque, dans une matière si capitale, nous ne connaissons point de meilleurs procédés que ceux auxquels avait recours le bouffon ???? .
L’insistance que tu as mis à réclamer l’envoi de ton extrait de naissance me fait présumer que tu te proposes d’aborder l’examen du baccalauréat à la session qui courra du 25 juillet au 1° septembre. Je dois en conclure nécessairement ou que tu es bien hardi ou que tu as acquis fort rapidement les connaissances qu’on y exige. Le travail chez toi aurait-il supplée à ce défaut de capacité dont tu t’es plaint si souvent ? C’est ce que tu me diras dans ta prochaine lettre ou tels autres motifs qui te porteraient à prendre une pareille résolution. Ce n’est pas ainsi cependant que j’avais arrangé, à part moi, cette importante affaire. Sans les empêchements qui me sont venus d’un certain côté, d’où j’étais loin de les attendre, j’avais résolu, ma santé le permettant, d’aller à Paris cette année, d’y rester jusqu’au mois d’octobre, époque seulement où tu te serais présenté à l’examen, après quoi, nous serions revenus ici ensemble pour t’y faire passer les plus mauvais temps de l’hiver. A cela je trouvais un double avantage : le plaisir de t’avoir près de nous, et l’aisance que tu y avais, bien choyé par nous, de compléter tes études à l’aide de la petite bibliothèque Boudet, dans le cas où tu aurais échoué à ta première épreuve. Puisque les circonstances m’obligent à renoncer à ce projet, je persiste toutefois à te conseiller de retarder autant qu’il est possible ta présentation. Ainsi je voudrais que tu attendes popur cet objet la session du 15 octobre au 15 novembre. Tu y perdras , il est vrai, les vacances, mais tu les prendras plus tard, tu passeras les gros froids à Verdun, et tu auras infiniment plus de chances de réussite. Tout me porte à croire que nous n’aurons pas ton frère avant ce moment, et pour que notre joie soit parfaite il faut que nous vous ayons tous les deux à la fois. Quelque pénible que te paraisse cet arrangement, tu t’y soumettras, je l’espère, en considération de la peine que nous aurons à en souffrir nous-même, ta mère et moi, mais en vue d’un plaisir plus pur ????? ajourné. Je tiens fort à ce que cette disposition soit acceptée. A mon grand repentis et au détriment de quelqu’un que je te laisse à deviner, j’ai molli trop souvent. Il est temps que je joue dignement mon rôle de père, pour qu’on ne m’accuse pas avec raison de n’avoir jamais su le prendre à propos…
Si tu as lu la dernière lettre que j’ai écrite à ton oncle, tu n’auras pas du prendre à la lettre ce qui t’y concerné. Ainsi qu’il m’arrive trop ordinairement j’étais d’une humeur de dogue contre tout le monde de voir le pauvre Chapuis qui n’a jamais eu que de fantastiques projets en former un d’établissement à Verdun au mépris des sages observations que je lui ai adressées à ce sujet. Qu’il vienne, je le veux bien, mais qu’il soit bien persuadé qu’on ne ??? ici que misère et que dénuement…
Monsieur le Docteur Adrien a succombé hier à neuf heures du soir après une longue maladie qui n’était qu’une recrudescence de celle qu’il avait éprouvée déjà l’année dernière. Mourir sans être encore vieux et par excès de fatigue, ne laissant rien ou presque rien à sa famille, voici le lot qui est réservé au médecin de campagne…et il y a un faquin à Paris qui a jeté à pleines mains le ridicule sur cet homme d’abnégation et de dévouement… M. Adrien a fini du reste sa vie comme la finiront tous les sots… Il a avalé la gaufre sacrée.
Adieu, mon cher fils, porte toi bien, embrasse ton frère pour nous.
Ton affectionné père et ami.
Jeandet
P.S. Donne moi de longs détails sur tes études littéraires et sur tes rapports avec M. Boulet.
Verdun le 24 juin 1845.
***
Je soussigné, déclare avoir reçu de M. Jeandet médecin à Verdun, la somme de quatorze cents francs, conformément à la convention stipulé dans le présent acte, la substitution dont il y est parlé ayant eu lieu le 21 juin courant à Mâcon près le conseil de révision, dont quittance à Verdun le 29 juin 1845
Nicolas Louis
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Verdun le 8 juillet 1845.
Il était temps, mon cher ami, que tu nous écrives. Ta mère se livrait déjà à des pressentiments sinistres ainsi qu’il arrive toujours chaque fois que vous nous faites attendre des nouvelles sans me pouvoir défendre moi-même de partager ses propres craintes. Voilà encore un avertissement de vous conformer strictement aux prescriptions qu’elles vous a imposées à cet égard.
Ta lettre m’a causé à plus d’un ??? de surprise. J’y ai remarqué d’abord, avec un plaisir difficile à exprimer, l’immense progrès que tu as fait quant au style, à l’orthographe et à l’écriture. Ce n’est pas, toutefois, qu’il n’y ait par çi, par là plusieurs lapsus Calami, légères incorrections que tu éviterais facilement avec un peu plus soins. Mais tes acquisitions, à l’heure qu’il est, n’en sont pas moins , sous le rapport, fort satisfaisantes, et me donnent la mesure de ce quelles seront un jour. Je ne me lasse point de le répéter parce que j’y attache le plus grand prix et le plus positif succès. Tu profites, mon cher enfant, deux qualités bien rares à tout âge, mais surtout au tien : l’amour du travail et cette persistance ou mieux cette inflexible volonté d’arriver au but où tu tends, moyen infaillible de l’atteindre réellement. Non, non elle ne te fera pas plus défaut qu’elle l’a fait à ceux qui l’ont mise sérieusement en pratique la fameuse maxime : labor improbus omnia vincit, car partout ou on lit des exemples au nombre desquels, je m’en félicite d’avance, tu figureras à ton tour. Continue donc à suivre la voie dont tu as déjà si heureusement parcouru la plus ingrate partie. Pas plus que moi ne te préoccupe du temps qu’il t’y faudra consacrer ; mais songe sans cesse, pour répondre aux difficultés qui surgiront peut être, à ta jeunesse, à mes encouragements et à mon appui qui, moi vivant, ne te manqueront pas.
J’ai été également étonné, en te lisant, d’apprendre que tu n’étais plus sous la direction de M. Boulet sans être pour cela sous celle d’un autre. Aujourd’hui je me rappelle que dès ta première lettre, tu me l’avais laissé pressentir. Les motifs que tu en donnes semblent assez fondés et je conçois fort bien que à l’aide de bonnes traductions et de bons traités on puisse étudier les langues ainsi que l’histoire, la géographie, la littérature et toute cette science plus ou moins occulte qu’on désigne sous le nom de philosophie ; mais ce que je ne comprends pas aussi aisément c’est de pouvoir apprendre seul les mathématiques qui ne sont, il est vrai, que des connaissances accessoires au baccalauréat ès-lettres. Sans y être cependant moins exigées ni moins exigibles. Aucuns te diront qu’il y importe peu de tout savoir pourvu qu’on sache bien seulement quelques unes des parties qu’on y demande. Si c’est là ton opinion, ce n’est pas la mienne qui consiste au contraire a avoir des réponses pour chaque question puisque le hasard qui les fait sortir de l’urne n’a ni sa puissance ni le moyen de discernement et de choix. Sous prétexte de m’usager l’argent je crains fort que nous n’en dépensions beaucoup plus avec ta manière de faire sans boussole et sans guide. Aussi, tout en t’approuvant d’avoir quitté M. Boulet dont la singulière méthode est de lire ses ouvrages qu’on peut à coup sûr fort bien lire hors de chez lui, j’aurai désiré que tu te fasses ???? à un autre qui eut suivi une marche différente de la sienne. A mon avis il serait temps encore de mettre ce conseil à exécution si tu ne te présente à l’examen qu’en octobre, car il y a plus d’un semestre à courir jusqu’au 15 de ce dernier mois, jour où commence la 4° session laquelle ne finit qu’au 15 novembre. Je te prie d’examiner mûrement cette proposition de concert avec ton frère, et de me faire connaître le résultat de votre délibération. En supposant par avance que le secours vous parut superflu je vous demanderai alors pourquoi faire les études plutôt à Paris qu’à Verdun où ta présence amènerait une notable diminution à mes dépenses extraordinaires. Une semblable considération a sa gravité aussi, et j’appelle sur elle toute votre attention. Quelle que soit , d’ailleurs, votre décision à ce sujet, voici, quant à moi, ce que je voudrais que tu ??? en tout état de choses : risquer une première épreuve durant la session du 25 juillet au 1° septembre, c’est à dire vers les derniers jours d’août, puis une seconde encore dans la session du 15 octobre au 15 novembre suivant, à moins que tu reconnaisse ta trop grande incapacité à passer d’abord la première et que l’ajournement qu’on impose après un échec aille au delà d’une session à l’autre. Il est bien entendu que tu succomberas aux deux épreuves et que t’importe à toi puisqu’il m’importe si peu à moi-même ? Tu reviens ensuite passer ici l’hiver tout entier pendant lequel tu revois à loisir et près d’un bon feu les matières de l’examen à subir , avec l’aide d’un maître de mathématiques que nous trouverons aux alentours, ou que nous allons chercher chaque semaine à Chalon dont la distance de Verdun se parcourt dans une molle et très confortable voiture. Qu’en dis-tu ? Ce charmant projet ne te sourit-il pas comme il me sourit ? Y peut-on faire une sérieuse opposition ? et puis après n’es tu pas suffisamment préparé à subir une troisième épreuve, n’ayant pas même encore 21 ans et demi ? Comprends-tu maintenant combien ces derniers mots ????? d’espérance pour toi ?
Il est étrange, sans doute, qu’un jeune gars qui entre à peine dans la vie donne des leçons de morale et de philosophie à son père qui est à ????, mais il le savait infiniment plus que les leçons, de quelle que source qu’elles vinssent, puissent servir à qui que ce fût. Mon ami , la morale et la philosophie ne sont propres qu’à composer des livres inutiles, leurs préceptes n’exerçant ??? emprise sur des natures fortement trempées, et l’indifférence ou l’apathie en tient lieu chez les âmes pusillanimes et faibles. Le christianisme avec ses prétentions d’ôter à l’homme les passions sans lesquelles l’homme ne saurait être, n’a pas l’ombre du sens commun en sa doctrine évangélique. Aime ton prochain comme toi même, fais du bien à ton ennemi, tends la joue gauche quand il vient de frapper sur la droite, enseigne-t-elle, maximes impraticables et conséquemment absurdes. Selon moi, on ne doit prescrire à l’homme passionnel, et essentiellement ami de soi-même que ce qui lui est profitable de faire. Le paganisme, que déprécièrent si injustement les christérobes, l’a très bien compris. Aussi toute la morale et le code des nations se trouvant renfermées dans cette maxime qu’i nous a transmise : « atteri ne feceris quod tibi fieri non vis »*
Je ne sais quel remède il nous faudrait, vous ou moi, appliquer au mécontentement que vous avez cru remarquer chez votre oncle depuis les derniers temps où je lui ai écrit. On m’a demandé avec instance et prière de dire la vérité et j’ai eu le malheur de la dire voile et sans amphibologie. Voilà d’où provient le mal. Toutefois je persiste plus que jamais dans mon opinion, car supposant même une chose improbable, d’avoir par exemple 20 élèves à 6francs, immédiatement après son arrivée à Verdun, le pauvre Chapuis y mourrait bientôt de faim…On garde avec nous le silence le plus absolu de telle sorte que nous ignorions si on a pris, en définitive, un parti quelconque. Je t’écris si longuement que tu en concluras, et avec raison, que la pratique donne fort peu. Où se porte donc la nombreuse clientèle Adrien ? du rest je ne suis pas ??? de ce repos par la chaleur tropicale qui nous rôtit depuis quelques jours. On fait dire ici à ce bon M. ???, tant la science et les savants sont ???, que nos thermomètres, ????, s’élèveront en ce présent mois de juillet à 45°. Adieu, porte toi bien, ton dévoué père et ami
Jeandet
P.S. Achetez, si vous ne l’avez déjà fait, chacun un pantalon commun d’été, pour ménager ceux qu’on vous a envoyés. Tenez-moi régulièrement au courant des sommes d’argent que vous prenez chez M. Bernard.
Je ne crois pas être sorti de ma réserve ordinaire en couvrant de mon écriture trois énormes pages pour que cette lettre passe de la lecture dans un tiroir d’où elle ne sera plus retirée. Je t’impose au contraire de la relire , après de répondre catégoriquement aux questions suivantes : 1° as-tu pris ou es-tu sur le point de prendre un nouveau maître ? 2° tes études actuelles, comprennent-elles aussi des mathématiques ? 3° te présenteras-tu à l’examen à la session la plus prochaine du 25 courant au 1°septembre ? 4° quelle est la durée de l’ajournement quand on est renvoyé après un examen ? 5° ayant été refusé ???? peut-on se présenter à telle ou telle autre.
*Ce que tu ne veux pas qu'on te fasse, ne le fais pas à autrui.
***
Paris le 26 juillet 1845
Mon cher papa,
C’est d’une main mal assurée que je prends la plume pour te répondre, car ta lettre m’a fait un si grand plaisir, et je suis si heureux de la bonne opinion que tu as de moi, que je crains de détruire par cette seconde lettre les espérances que tu as connues à la lecture de la première. J’ai lu et relu ta charmante épître, et encore maintenant j’ai sous les yeux ces lignes, où tu exprimes ton contentement touchant mes faibles progrès, et où tu te plais à m’encourager, en me laissant entrevoir dans l’avenir des jours meilleurs. Quoique j’ai confiance dans la puissance de la volonté, j’avouerais cependant que pour ne pas faillir à l’œuvre, j’ai besoin de temps en temps de quelques paroles consolantes et affectueuses, car je suis effrayé en songeant aux nombreuses années qu’il me reste encore à passer loin de vous. Puis connaissant la faiblesse de mes moyens, je vois surgir autour de moi des obstacles sans nombres, des déceptions cruelles qu’il me faudra essuyer ; et tout cela pour arriver à quoi ? à être pharmacien me répondra-t-on, voilà ma foi un ample dédommagement à mes longs travaux. L’avenir qui se déroule devant moi n’est-il pas magnifique ! il me fait voir dans le lointain une petite boutique enfumée, où j’irai m’ensevelir tout vivant, et où je subsisterai avec grand peine. Mon voisin l’épicier partageant avec moi la même clientèle du lieu ; pourtant j’aurais travaillé pendant dix ans pour avoir le droit de vendre de la rhubarbe et du séné. À …… qu’il est pénible de se conformer à tes exigences ! où est le temps où les hommes vivaient paisibles, exempts de toute ambition au milieu de leurs troupeaux ; malheureusement cet état de chose n’est plus possible, les évolutions successives survenues dans l’univers ont apporté de si grands changements et dans la civilisation et dans nos mœurs qu’il ne vient nullement à l’idée d’un honnête citoyen de se retirer. Du moins pour aller garder des moutons. Le temps n’est plus où les bergers tenaient le premier rang ; il est vrai que Théocrite, Virgile et beaucoup d’autres célèbres bucoliques ont contribué puissamment à leur renommée, néanmoins je dirai avec le poète : « heureux qui se nourrit du lait de ses brebis, et qui de leur toison doit filer ses habits ». Enfin puisque les choses ne peuvent être autrement, il faut bien nous contenter de la position que le destin nous a donnée. D’ailleurs à quoi bon les hommes, les richesses, la mort ne vient-elle pas tout détruire ! et comme dit Bossuet : « les années se poussent successivement comme des flots, et nous allons nous confondre tous ensemble dans un abîme, où l’on ne reconnaît plus, ni princes, ni roi, ni toutes les autres qualité superbes qui distinguent les hommes ».
Mais arrêtons nous ici, il est temps de répondre aux importantes questions que tu m’adresses. Je vais donc tâcher mon cher papa, d’être aussi méthodique dans mes réponses, que tu l’as été dans tes questions.
1° je n’ai pas pris un autre maître pour deux raisons, la première c’est parce que tous les préparateurs au baccalauréat se ressemblent plus ou moins, la seconde, c’est qu’en allant chez un autre préparateur, je me voyais dans l’obligation d’acheter son manuel, d’adopter sa méthode d’enseignement, et par conséquent il me fallait abandonner celle de M. Boulet, qui je crois est la meilleure en ce genre, ensuite de ton aveu même il n’y a que les mathématiques qui ne peuvent pas s’apprendre sans le secours d’un professeur, ainsi tu vois que dans tous les cas, ce ne serait pas un préparateur qu’il nous faudrait, mais bien un maître de mathématiques, science que j’ai «étudiée il est vrai avec moins d’application que les autres parties du programmes, non pas que je la néglige précisément, mais je comprends difficilement les raisonnements géométriques et algébriques, et comme les mathématiques ne sont qu’une très petite partie de l’examen, il me semble qu’il y aurait de l’avantage à n’étudier que superficiellement une science qu’on ne saura jamais qu’imparfaitement, pour se livrer exclusivement à l’étude des autre parties du programme.
2° Comme tu es d’avis que je me présente à la session prochaine et que je crois qu’il y a plus de chances de succès après une première épreuve, j’ai envoyé mes papiers au ministère, et j’espère recevoir ma permission dans un court délai. Je garde un silence absolu sur cette première tentative, et je suis sensé me présenter seulement au mois de novembre.
3° Quant à la durée de l’ajournement si l’on a été renvoyé, voici ce que dit la loi : Art 25 tout candidat refusé ne peut se représenter à un nouvel examen que dans une autre session.
4° tu me demandes en dernier lieu s’il y a moyen de se présenter dans une autre faculté, pour cela il faut faire des démarches auprès du ministre de l’instruction publique, auprès de la Sorbonne etc… Du reste selon l’opinion de plusieurs personnes , l’académie de Paris est beaucoup moins sévère que les autre facultés surtout pour les langues anciennes. Avant de terminer cette lettre, je te dirai que mon oncle a renoncé à son projet sur Verdun, mais encore qu’il a bien l’intention de pas aller vous y voir de longtemps, car il a été profondément affecté de la froideur de ta lettre , laquelle est dépourvue de toute affection et dit les choses trop crûment ; C’est pourquoi il n’a vu que les mauvais côtés de l’affaire, et sans tenir compte de tes sages et importantes observations, il a compris que vous ne vous opposiez aussi fortement à son dessein, que dans la crainte où vous étiez d’avoir à votre charge lui et sa famille. Tu conviendras mon cher papa que de telles réflexions soient pénibles pour nous tous et qu’en somme mon oncle n’est pas très heureux. Actuellement il s’occupe il s’occupe d’avoir une place de principal dans un collège, assurément ceci vaudra beaucoup mieux qu’une maison d’éducation à Verdun. Adieu mon bon père je t’embrasse de tout mon cœur et suis pour la vie ton fils.
A. jeandet
Ma chère maman
Si j’ai attendu jusqu’à présent pour répondre à mon papa, tu en as sans doute deviné la cause et j’aime à croire que tu n’es pas mécontente de ce retard. Quand cette épître arrivera, ce sera le jour de ta fête, et tes enfants ne seront point là pour t’offrir un bouquet et recevoir les embrassements de leur mère ! qu’il y a longtemps que cette fête n’a été célébrée en famille ! non, je ne connais rien de plus pénible que l’éloignement et si l’on réfléchissait le moins du monde sans la brièveté de la vie, on ne consentirait jamais à se séparer des personnes qu’on aime. Ainsi ma bonne mère puisque je ne puis jouir du bonheur de te voir, de t’embrasser, je te souhaite une bonne et heureuse fête, et je te prie de regarder ces quelques lignes toutes mal tournées qu’elles sont, comme le témoignage bien sincère de l’affection sans bornes de ton fils. Amédée Jeandet
P.S. Je n’ai pas besoin de pantalon, quant à présent.
J’ai oublié de te dire que la lettre de M. Constantin à mon oncle était très satisfaisante ce qui ne contribuait pas peu à faire ressortir la froideur qui régnait dans celle de mon papa.
Nos lettre étaient achevées, et j’allais partir pour la grande poste, lorsqu’à notre grand étonnement nous avons entendu sonner 5h , tandis que la montre d’Abel ne marquait que 4h. est-il besoin de vous dire combien nous sommes contrariés de ce contretemps d’abord à cause du retard, mais surtout en raison de ta fête.
***
Paris le 29 août 1845
Mon cher papa,
C’est ayant l’âme brisée que je prends la plume pour t’écrire. A ce début tu devines déjà ce dont il s’agit, et je pourrai à la rigueur m’en tenir là. Mais non, je continuerai jusqu’à la fin car lorsqu’on a des peines, on éprouve le besoin de les communiquer. Que la vie est bizarre ! Elle nous offre le tableau le plus varié de toutes les vicissitudes humaines, à la joie succède la douleur, à la douleur le plaisir et vice versa. En ce moment je reconnais plus que jamais combien on doit s’estimer heureux d’avoir une famille qu’on aime, lorsque je réfléchis aux nombreuses entraves qui se présentent sans cesse à l’homme dans le cours de la vie. Et en effet n’en finirait-on pas avec ses maux, si l’on était pas retenu sur cette terre par ses plus chers affections. Maintenant mon cher papa tu aurais lieu d’être étonné en me voyant découragé par ce premier échec ( ce préambule a du te faire comprendre que j’avais été refusé) auquel nous nous attendions tous, si je ne t’exposais pas les raisons qui me font penser ainsi. Tu te doutes bien que c’est à la version que j’ai échoué, et c’est effectivement ce que je redoutais le plus ; mais je vais te donner quelques détails sur ce demi examen : le jour désigné je me rendis à la Sorbonne où je trouvais déjà bon nombre de jeunes gens réunis et peu après mon arrivée je pu voir que nous étions pas moins de quatre vingt dix candidats ; dépeints toi la confusion qui eut lieu lorsqu’il fallut prendre ses places. Enfin lorsque nous fûmes entassés les uns sur les autres dans une petite salle carrée ( on pouvait à peine écrire tant on était serré), le professeur vint et nous dicta la version. Je ne te dirai pas tout ce que j’ai souffert pendant la séance, et même il me serait difficile de rendre compte de ce qui s’est passé, tant j’étais ému et troublé. Ce que je sais fort bien, c’est que j’avais à peine commencé à entrevoir le sens de ma version un quart d’heure avant la fin de la séance, alors dans la position critique où je me trouvais j’eus recours à l’obligeance de mon voisin, qui entendait beaucoup mieux le latin que moi, et il me donna son brouillon. Mais le peu de temps qui me restait, rendit ce secours inutile, et la copie que je remis fut écrite en dépit du sens commun, sans ponctuation, sans orthographe, ne sachant pas moi même ce qu’elle contenait. Maintenant que tout est fini, et que j’envisage avec un esprit tranquille l’état de la question, je vois très clairement que la composition écrite dans l’examen du baccalauréat est la chose la plus difficile, que c’est celle qui exige le plus d’attention et de capacités, et qui demanderait par conséquent beaucoup plus de temps qu’on en accorde. Malheureusement il en est tout autrement, et pour celui peu familiarisé avec le latin il est bien malaisé de faire convenablement en deux petites heures, une version prise au hasard. Mais tu auras une plus juste idée de ce que c’est lorsque tu sauras que sur 90 candidats , 45 ont été éliminés à la composition écrite. C’est pourquoi si avant cette première épreuve, j’avais l’espoir de réussir à la seconde, je dois à l’heure qu’il est, me désabuser totalement, car il n’est pas présumable que dans deux mois seulement, je puisse acquérir ce qu’il me manque de latin pour interpréter en deux heures un texte dicté. Tous ces raisonnements sont loin d’être sans fondements, attendu que si j’ose me prononcer ainsi, ce n’est pas sur des probabilités que je m’appuie, mais bien sur des faits. Tu sais d’ailleurs que c’est à ses propres dépens qu’on acquiert le plus ordinairement l’expérience. Il faut donc que je recommence à faire des versions plus fort que jamais et que je concentre toutes mes facultés vers une chose pour laquelle j’ai toujours eu peu de dispositions. Ainsi voilà après une année d’un travail assidu, travail qui a absorbé tout mon temps sans exagérations, voilà dis-je la récompense qui m’attendait ! … En vérité il faut être retenu par des considérations bien graves, pour ne pas jeter le manche après la cognée et dire un dernier adieu au grec et au latin et à toute la boutique. Mais revenons à des intentions plus sensées et espérons en cette maxime d’une des fables de Lafontaine, aide toi, le ciel t’aidera. J’ignore le sort qui m’est réservé, mais quelque heureux qu’il puisse être me dédommagera-t-il jamais des plus belles années de ma jeunesse qui se seront écoulées dans l’ennui et l’isolement !... Il est certain que si la situation où nous nous trouvons n’était pas exceptionnelle et si surtout j’avais trois ….. , il est certain dis-je que mon état présent ne me paraitrait pas à beaucoup près aussi déplorable ; mais j’ai bientôt 21 ans et je vois que ma réception est ajournée jusqu’à une époque indéterminée. Maintenant, mon cher papa , lorsque tu auras lu cette lettre, considère, examine chaque chose avec soin, et vois si mon séjour ici doit se prolonger plus longtemps.
Adieu mon bon père et ma bonne mère, recevez les embrassements bien affectueux d’un fils qui fait les vœux les plus ardents pour votre bonheur.
Amédée Jeandet
***
Ce qui vient de t’arriver, mon cher ami, étant dans les événements que nous avions prévu, ne m’a point surpris . J’ai seulement inscrit le premier échec sur une liste dont j’ignore quel sera le nombre des numéros. Une seule chose qui m’afflige c’est que tu le prennes autrement que moi et tu me tranquilliserais entièrement pour l’avenir si tu m’écrivais que tu seras plus raisonnable une autre fois. Aussi n’ai-je rien changé à mes dispositions premières : tu resteras à Paris jusqu’à la session du 15 octobre prochain au 15 novembre suivant pour y faire un second essai. En attendant tu travailleras de telle sorte que les deux mois à courir te rendent comme quatre et même comme six dans des études ordinaires. Passée cette époque tu reviendras ici où tu prépareras les mauvais mois d’hiver tout en te préparant à une nouvelle tentative. Du point où tu es parti serait-il donc étonnant qu’il te fallut dix huit mois ou deux ans pour atteindre le but auquel tu aspires ? C’est là une affaire convenue et bien arrêtée et sur laquelle désormais nous n’aurons plus lieu de revenir.
A mesure que l’âge m’enlève peu à peu toutes mes facultés, je sens pourtant que mes résolutions perdent de leur instabilité et deviennent plus fixes. La décision que je prends en ce qui te regarde et qui précise en est déjà le résultat.
Je suis horriblement mal disposé aujourd’hui surtout, c’est pourquoi je ne t’adresserai que ces quelques lignes.
Adieu, mon cher enfant, ??????.
Jeandet
Verdun le 1° septembre 1845
P.S. Adrien partira de Verdun le 8 Courant.
***
4 heures et demi du soir le 3 octobre 1845
Ma chère maman,
Nous recevons le paquet à l’instant, mon frère ne t’écrit pas lui-même cette lettre parce qu’il est accablé d’affaires ; aussi tout d’abord rassure toi sur sa santé et quoique sa jambe soit encore très raide et douloureuse il a repris ses occupations. Ce matin il est allé à Batignolles chez notre oncle, et il me quitte maintenant pour assister à un convoi ! que fais-je imprudent, faut-il garder le silence sur cette mort presque incompréhensible ? Mais non, je parlerai car tôt ou tard ne faudra-t-il pas que vous le sachiez, eh bien , apprends donc ma chère maman que le convoi où mon frère vient de se rendre est celui de Madame Adrien d’Auxonne qui est morte mercredi soir 1° octobre, catastrophe horrible qui a plongé dans la consternation tous ceux qui connaissaient cette aimable dame. Quant à nous, nous ne sommes pas encore remis de l’émotion que nous a causé ce déplorable événement ; et en vérité on ose plus rien projeter lorsqu’on pense que Madame Adrien était mardi 30 septembre chez Monsieur Bernard Derosne, et que le lendemain elle avait cessé de vivre. Cette mort funeste ne pouvait pas arriver dans des circonstances plus fâcheuses, car Madame Bernard vient d’accoucher à Chaillot de son cinquième enfant, elle est extrêmement faible, et il de la plus haute importance qu’elle ne se doute de rien. Il suffirait peut être d’une semblable nouvelle pour mettre sa vie en danger. Imagine toi la position critique de ce pauvre Monsieur Bernard qui est obligé de paraître gai en présence de sa femme, de ses fils qu’on a pas osé mettre dans le secret de peur d’indiscrétions. Combien de temps pourra-t-on garder le silence, voilà ce qu’on ne sait pas . Si les dames Adrien ignorent encore ce malheur, tu peux leur en faire part, en leur recommandant, toutefois, le silence auprès des personnes qui pourraient avoir quelques rapports avec Madame Bernard. Depuis quelques jours les événements se succèdent avec une rapidité extraordinaire. Mon oncle a enfin été nommé à un principalat de collège communal ; malgré les dispositions favorables du ministre à son égard, il n’avait plus d’espoir, lorsque le 26 septembre il reçut sa nomination de principal au collège de Guimgamp, département des côtes du nord, (Bretagne). Il ne devait partir avec sa famille que lundi 6 octobre, mais comme cela arrive toujours dans les vicissitudes de la vie il en devait être tout autrement : mon oncle étant allé au ministère pour apprendre quelques détails sur son futur collège, reçu pout toute réponse que la rentrée se ferait le 6 octobre et qu’il devrait déjà être à son poste, comme tu le vois il n’y avait pas de temps à perdre, aussi mon oncle est-il parti seul hier à 4 h du soir ; nous étions présents à son départ et nous avons dit à notre pauvre oncle peut être un dernier adieu ! Guimgamp est à 120 lieues de Paris et à près de deux cent de Verdun. Ma tante, sa fille et le petit Henry partiront le jour qui avait été fixé précédemment. Quoique mon oncle soit très loin de nous, félicitons nous cependant de cet heureux changement survenu dans sa position , caar le voilà après 28 années de misères, avec une position sociale. Il nous tarde beaucoup de savoir, quelle est l’importance de ce collège, de la ville , et comment lui et sa famille se trouveront là bas.
Adrien n’a point acheté de chapeau à Paris, grâce à nos remontrances, mais comme il souhaitait ardemment en avoir un, il est à peu près certain qu’à son arrivée à Nantes il aura exécuté son dessein.
Maintenant que tu sais comment va Abel, pour ne pas trop multiplier les poids des lettres, nous n’écrirons pas dans cette première quinzaine du mois.
Je me prépare à mon examen, mais c’est sans espoir. D’après la lettre raisonnée que j’avais écrite à mon papa, j’avais lieu d’espérer qu’il prendrait en considération mes observations, mais non il aime mieux que je compte une défaite de plus ; du reste ce que je dis ici ne tend à aucune conséquence , car c’est une simple réflexion du moment.
Il me reste une demi-heure pour arriver à la grande poste. Adieu ma chère maman et mon cher papa, je vous embrasse de tout mon cœur.
Amédée Jeandet
P.S. le 17 août, 100 francs pris chez M. Bernard.
Cette lettre doit être pleines de fautes d’orthographe mais le temps me manque pour me relire. Mon frère qui arrive vous embrasse bien tendrement.
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Lorsque tu recevras cette lettre, mon cher Amédée, il n’y aura que peu de jours à courir avant de te présenter, je dirai presque, à une première épreuve, car je ne veux pas compter celle où tu aurais du ?????, en t’abstenant, l’échec que tu as éprouvé. Cet exemple te servira, je n’en doute pas, pour le cas qui va bientôt s’offrir. Prends à cet effet tes mesures à l’avance, et disposes-en d’une manière convenable. Vois d’abord si dans tes alentours tu peux trouver, comme précédemment, aide et protection, mais assez à temps pour en profiter, si non ne laisse pas lire à autrui ce que tu n’aurais pas jugé bon toi-même, et que ta présence soit comme non avenue. Tu feras alors ce que j’aurais désiré que tu fisses au mois de septembre dernier, puis, pour savoir un peu plus ou un peu moins le grec et le latin, tu reviendras près de nous sans honte et sans reproche, si tu tiens toujours à user de la permission que nous t’avons donnée.
C’est chose beaucoup plus difficile que tu ne le penses à un ??? parisien de 5 ans d’habitation de passer un long quartier d’hiver dans un village ; mais comme tu n’hésitera pas, j’en suis sûr, a en faire l’épreuve, tu n’y pas trouver d’ allégement que dans l’étude. Il est donc bien entendu que c’est à Verdun que tu compléteras le cours de celle-ci. Occupe-toi dès à présent de réunir tous les moyens dont tu auras besoin. Achète des traductions interlinéaires des auteurs tant grecs que latins qu’on est obligé d’expliquer dans l’examen. Aies des traités spéciaux sur toutes les parties qui la concernent de telle sorte qu’il ne reste qu’à les lire et à les retenir. Par un excès d’économie mal placé ne ménage pas en cette occasion quelques pièces de cent sous. Il faut, pour me servir d’une expression triviale, que les morceaux soient déjà tout mâchés, et que tu n’aies plus qu’à les avaler. Ne te fie surtout que fort médiocrement à mon assistance et à mon secours, car à l’âge où je suis on oublie insensiblement ce qu’on a su sans conserver la faculté de rien apprendre.
Tu n’auras pas, je l’imagine, contracté d’assez sérieux engagements envers la faculté de Paris pour que tu sois obligé de t’y représenter jusqu’à ta réception. A supposer qu’il en fut autrement toutefois, je voudrais fisses en temps opportun les démarches nécessaires à l’effet d’obtenir l’autorisation de subir ton examen partout où bon te semblerait. Ton intention d’accord avec la mienne pouvant être d’essayer les facultés voisines, de Dijon ou de Besançon, sauf à revenir plus tard à celle de Paris. Il y a-t-il impossibilité de se présenter à deux facultés différentes durant la même session d’examen ? Tu auras à répondre à cette question ou dans ta prochaine lettre ou quand tu seras rentré ici.
Une lettre à la date du 22 septembre de M. Bernard à sa mère annonce que vous avez pris chez lui 200Francs, tandis que la tienne du 3 de ce mois nous informe que vous avez pris seulement 100 francs le 19 août. Il y a de part ou d’autres une erreur qu’il importe de rectifier et dont vous me donnerez bientôt l’explication. Faut-il donc toujours et inutilement vous répéter qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais qu’une affaire capitale, l’argent… dont vous ne semblez guère vous soucier.
Le sulfate de quinine se vend à Chalon 18,50 le flacon ou l’once réduite à 30 grammes. On dit même qu’on ne la livre plus aujourd’hui en dessous de 20 francs à Paris, aux officines où on le fabrique, il doit être à 4 ou 5 francs meilleur marché. Apporte m’en deux flacons.
Tu diras à ton frère de ne point renouveler, si déjà il ne l’a pas fait, l’abonnement au journal des connaissances médicales, lequel commence chaque année au 1° octobre. J’ai trouvé chez Mme Veuve Adrien 15 années complètes d’un autre journal de médecine que je me propose de compléter plus tard, et qui me tiendra lieu d’un vaste répertoire de ce genre.
Adieu, porte toi bien, ton père et ami
Jeandet
25 octobre 1845
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Paris le 2 novembre 1845
Mon cher papa,
Comme tu me le dis dans ta lettre, il aurait été plus sage de prévenir, en ne me présentant pas à l’examen, l’échec que j’ai éprouvé à la session dernière, car dans le moment présent au lieu de deux défaites je n’en compterais qu’une ; mais les choses devaient se passer tout autrement et puisque l’affaire est faite il n’y a plus à y revenir. Cependant je te rappellerai ici que tu avais manifesté le désir de me voir tenter un premier essai vers la fin du mois d’août, chose pour laquelle je n’étais pas moi-même très éloigné espérant toujours ( on aime à se faire illusion) tomber sur une version ou facile, ou déjà faite par moi. Cette dernière fois encore je me flattais du même espoir mais rien de que je souhaitais n’est arrivé. Seulement il s’est offert une bonne fortune qui ne se représentera peut-être jamais et dont je n’ai pas su profiter grâce à mon incapacité. Si je disais que ces deux tentatives ont été entièrement infructueuses je ne serai pas dans le vrai, car à commencer par la première elle n’a pas été sans utilité pour moi puisqu’en voyant ce que c’était que cet examen préparatoire j’ai acquis un peu d’assurance et diminué par là l’effet funeste du trouble et du malaise que j’avais précédemment éprouvé ; enfin pour cette seconde épreuve où j’ai été aussi malheureux que la première fois, quoique plus favorisé, j’ai reconnu il est vrai qu’on avait pas lieu de compter sur une version facile, mais du moins que l’on pouvait rencontrer, par un hasard heureux, des chances de réussite ; chances du reste, dont on ne pourra profiter qu’autant qu’on aura pas une ignorance semblable à la mienne. Ainsi comme tu le vois maintenant mon cher papa, me voilà de nouveau éliminé et cela toujours à la composition écrite, toujours à cause de cette maudite version, véritable cauchemar qui ne me laisse point de repos, écueil presque inaccessible où viennent se briser bien des espérances !... malgré cette seconde catastrophe, je veux bien encore ne pas douter tout à fait de mes lumières et travailler avec mon ardeur accoutumée, mais si le sort m’est de nouveau contraire je crains de succomber sous le poids qui m’accablera. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, si jamais je triomphe de toutes ces entraves, je n’éprouverai pas le plaisir qu’Enée à ses compagnons : « Forsan et haec olim meminisse juvabit »*, maios je chasse loin de moi ces tristes pensées pour ne songer qu’au moment fortuné où je pourrai vous presser dans mes bras. L’idée que je vais bientôt vous revoir remplit mon âme d’une joie bien vive, et fait une heureuse diversion à l’état de tristesse où vient de me jeter ma nouvelle mésaventure. Que me parles-tu de l’ennui qui m’attend dans mon village, moi dont le séjour à Paris n’a été et ne sera qu’un travail assidu, moi qui vient de passer , dans un isolement complet, une longue année ; à Verdun comme à Paris il me faudra étudier, et s’il y a pour moi un changement, c’est celui d’être dans ma ville natale auprès des personnes que j’aime le plus. A propos des ouvrages classiques que tu m’engages à acheter, je te dirai qu’il n’y a pas urgence, comme tu sembles le croire, à connaître tous les auteurs exigés par le programme, car outre qu’on y arriverait qu’avec beaucoup de temps, la chose qui doit particulièrement nous occuper dans le baccalauréat c’est la composition écrite c’est à dire le Français et le Latin . J’aime à croire que malgré ton âge avancé et l’affaiblissement de tes facultés, tu me seras cependant d’un grand secours.
J’ai fait pour toi, mon cher papa, l’achat d’un livre qui je l’espère te sera agréable, attendu qu’il renferme des détails intéressants sur la vie et les ouvrages d’un homme célèbre qui a je crois toutes tes sympathies.
Adieu mes biens aimés parents, je vous embrasse de tout mon cœur et suis pour la vie votre fils.
Amédée Jeandet
P.S. Je suis étonné que ma bonne mère, ordinairement si prévoyante, ait oublié de m’envoyer un manteau de laine sachant que je devrais voyager en hiver.
J’attends une lettre de mon papa aussitôt après la réception de celle-ci.
Mon frère vous embrasse bien tendrement.
A.J.
* «Peut-être un jour vous souviendrez- vous de ceci avec bonheur.»
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Il n’y a pas de date mais le tampon de la poste est du 4 novembre 1845.
Nous recevons à l’instant même ta lettre du 2 courant et je me hâte d’y répondre pour que tu ne perdes point de temps à revenir près de nous. Nous n’avons point été surpris d’un événement qui était prévu. Il s’agira ici de nous mettre en mesure de n’en pas éprouver encore en trop grand nombre de semblables, mais quoiqu’il arrive nous obtiendrons enfin le bénéfice de cet axiome : tout vient à point à qui sait attendre. Je persiste à vouloir que tu te munisses de tous les livres élémentaires dont je t’ai parlé, joins y une ou deux bonne grammaire française avec tous les exercices qui y ont rapport. Je manque totalement ici de tous les moyens indispensables. Relis à ce sujet ma dernière lettre, et conforme toi strictement à ce qu’elle renferme.
Adieu, mon cher enfant, embrasse ton frère pour nous.
Ton père et ami.
Jeandet
P.S. J’ai vu le mois dernier à de courts intervalles deux fois le Général Thiard. S’il a rempli sa promesse, Abel a du recevoir de lui une lettre pour Monsieur le professeur Audrat.
Il paraît mon cher Amédée que ton frère est guéri puisque tu ne m’en dit pas un mot, je tenais beaucoup à savoir s’il ne ressentait plus de douleur, car dans ces sortes de maladie il faut de grands soins pour s’en débarrasser entièrement ; Abel aurait du m’écrire quelques lignes pour me dire qu’il était inutile de venir près de nous se rétablir. Puisque sa santé lui permettait de rester à Paris. Je n’ai pas oublié mon cher ami que tu reviens en hiver, mais comme tu as un gilet de coton cela te suffit si tu te porte bien, quand on est jeune on craint peu le froid, si ton gilet ne vaut rien, prends celui de ton frère, pour lui qui a eu des douleurs, un gilet de laine lui convient ; quand tu seras près de moi nous aviserons à ce que tu n’ais pas froid. Ait le soin de prendre une place de rotonde, dans cette place tu auras chaud. Je pensais ne plus recevoir de lettre puisqu’il n’était pas arrivé à l’époque : je disais à ton père que tu t’étais présenté plus tôt que nous ne le pensions que tu allais arrivé, chose que tu aurais du faire puisque cela était convenu ; tous tes préparatifs de départ devaient être prêts pour partir sortant de l’examen. Je pense qu’à réception de cette épître que tout sera prêt, j’aurais le bonheur d’embrasser un de mes enfants dans une huitaine de jours. Si c’était pour toujours, et si ton frère y était que je serai heureuse, encore un peu de patience et mes vœux seront exaucés. N’oublie rien de tes effets afin que je puisse les mettre en état pendant ton séjour à Verdun, que ton frère fasse un paquet de toutes ses nippes déchirées et celles qu’il croira ne pas avoir besoin, pour qu’à son arrivée il trouve quelque chose de prêt. Je pense que la chemise modèle est prête , ne l’oublie pas. N’oublie pas d’apporter la note des sommes précises chez M. Bernard.
Jusqu’à ce jour tu ne dis pas que vous avez changé de logement le 1° novembre, j’aime à croire que cela est fait, l’année se présente bien mal, on est mal payé et il y a beaucoup de misère, il ne faut dépenser que le stricte nécessaire. Tu vas arriver à Chalon à deux heures du matin, tu iras te coucher chez notre cousine Clerget, tu partiras à quatre heures du soir et tu seras chez nous entre huit et neuf heures du soir. Tu iras prendre la voiture de Claude hôtel du commerce, les ??? m’ont fait une sottise, je ne veux plus rien leur faire gagner. Adrien est de retour de Nantes depuis le 30 octobre.
Adieu mes chers enfants, je vous embrasse de tout mon cœur, votre mère
Annette Jeandet née Chapuis
P.S. Tu demanderas à M. Bernard pour sa nièce des pastilles ipec ????, de Vichy et du thé. Si vous n’avez pas pris des billets de loterie, vous en prendrez, mais il faut prendre des informations, il y a encore celle du petit bourg, elle est plus sure que l’autre, en prenant trois billets, on est sur de gagner un lot. Nous prendrions les 6 billets entre M. Adrien et moi et nous partagerions les lots. Les billets sont de cinq francs, apporte deux flacons de quinine.
Tu chargeras Abel d’aller de temps en temps savoir des nouvelles du pauvre Docteur Martin que nous avons fait partir d’ici la tête bien malade. Il m’informera moi-même dans ses lettres de ce qu’il en aura appris.
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Paris le 2 décembre 1845(au soir)
Mon cher frère,
Celui qui le premier a dit : les absents ont toujours tort; ceux qui, après lui, ont répété ce blasphème ( c’est le nom qu’i convient d’appeler ce dicton trop populaire), certes, ceux là n’ont jamais su ce que c’était que l’absence d’un frère , d’un ami, d’un père ou d’une mère. Si sévères et impitoyables que nous sommes ordinairement quand ceux avec lesquels nous vivons, nous devenons, une fois que la mort nous a séparé, nous sommes indulgents pour leurs plus grands défauts que pour leur moindre travers, l’absence , cette soeur jumelle de la mort, ne doit elle pas diminuer à nos yeux la gravité des torts de ceux dont elle nous tient éloigné et nous faire plutôt leur défenseur que leur accusateur. Une malheureuse fatalité qui semble se complaire à me charger toujours de quelque iniquité, ne me permet pas de me faire un mérite de ce penchant naturel qui me porte à prendre en main toute cause difficile, déjà perdue ou près de l’être, à plaider pour la veuve, l’exilé, ou l’orphelin; car hélas ! Toutes ces causes sont devenues miennes…. dire comment, ce serait faire toute la psychologie , toute l’anatomie morale de l’homme . Je me flatte peut être, et m’abuse sur mon compte, mais ??? je entièrement désintéressé dans la question, il me semble que mon coeur ne serait pas moins indulgent pour l’absent ou le malheureux ( bien souvent ils habitent ensemble ) et moins porté à les plaindre ou à les aimer . Prenons un exemple dans un autre ordre de faits, entre nous deux, si tu veux, là où il ne s’agit plus de torts graves, de défauts sérieux, mais seulement de ces imperfections inhérentes à notre humaine espèce, eh bien, tes travers que dans certains moments j’érigeais presque en crime de lèse fraternité, ces nuages d’intérieur qui, toi présent, me semblaient des tempêtes funestes, ne m’apparaissent plus aujourd’hui que comme des bourrasques de printemps qui rassérènent l’atmosphère . Je ne regardai pas ta présence comme un besoin, ta société comme un bonheur pour moi et cependant tu vois avec quelle peine je t’ai quitté… mais ce que tu ignores , mon cher ami, c’est l’isolement où ton absence m’a plongé, c’est la tristesse qu’elle a mis dans mon âme; car vois tu , ce n’est pas toi qui devais partir, ou du moins tu ne devais pas partir seul…
Tu comprends tout ce que ces derniers mots cachent d’amères pensées de cuisants regrets. C’est donc cette disposition d’esprit qui m’avait inspiré de sages résolutions ( car rien ne moralise mieux l’homme qu’une certaine somme de malheur ) , c’est dans cette disposition d’esprit que j’ai reçu ta lettre avec le billet de maman , précurseur de l’épître qui m’est arrivée avec mon paletot et autres effets. Au souvenir de des quatre immenses pages de cette lettre que je porte sans cesse sur moi et que je n’ose relire, la plume est prête à me tomber des mains, comme il advient depuis huit jours chaque fois que je veux répondre. Et que répondre , en effet , à un ordre donné impérieusement, comme à un fils sans entrailles , sourd à la voie du coeur et à celle de la raison. C’est le aut hoc, aut in hoc de la spartiate remettant le boulier à son fils , moins la noble pensée qu’exprimaient ces paroles. Ne donnes pas aux miennes, mon cher Amédée, un ton de rudesse qu’elles ne doivent point avoir et ne te méprends pas sur ma pensée intime. La lettre de notre mère ne ma cause ni dépit ni colère , il n’y a pas de place dans mon coeur pour de pareils sentiments envers une mère comme la notre , mais c’est de l’affliction , du découragement, presque du désespoir, et comment en serait-il autrement quand je me vois condamné au supplice d’être le tourment de ma famille, quand on me place dans la cruelle alternative ou de terminer de suite mes études médicales ( le temps dit-on ne m’ayant pas manqué pour cela , ce qui est vrai ) ou d’être accusé de me complaire à vivre loin de ma famille, de mon pays , moi qui ne m’en trouve encore exilé aujourd’hui que pour avoir poussé cet amour de la famille et du pays jusqu’à l’idolâtrie ! Contradiction étrange, inexplicable ; véritable chaos dont l’homme devait offrir l’image dans l’incohérence de ses idées, l’aberration de sa raison.
« ton frère m’a dit, m’écrit notre mère , que tu ne lui parlais jamais de tes études et j’ai vu par les réponses que tu ne cessais de t’occuper de bouquins, j’ai été ?????? » Tu vois mon cher Amédée, par le style de cette lettre , par la franchise avec laquelle je m’exprime, la gravité des questions que j’y aborde, que je suis loin d’avoir incriminé le moins du monde tes pensées et tes paroles sur mon compte. Tu chercheras donc l’explication de cette réserve surprenante que j’ai gardé jusqu’à ce jour avec toi, non dans le peu de confiance que tu m’inspirais ou dans d’autres causes de ce genre, mais seulement dans ce qu’il y avait de pénible pour moi, qui sur tous les autres rapports pouvait t’offrir ma vie comme exemples suivre, de t’avouer que précisément dans la marche de tes études là où tu vas avoir le plus besoin de modèle , j’étais la seule personne qui ne put pas t’en servir. Ce ne sont pas seulement des mots que j’écris là, c’est une action que j’exécute, j’impose silence à mon amour propre , je m’immole moi même à la vérité et à ton intérêt. Car j’ai assez foi en ton jugement et en ton coeur pour être assuré que je ne perdrais rien de cet aveu et de l’influence morale que je puis avoir sur toi. Il n’y a pas de meilleur guide que celui qui après avoir tait fausse route , reconnaît son erreur et la proclame hautement. J’aurais encore bien des choses à te dire mais il est une heure du matin , j’ai employé toute cette longue soirée à écrire cette longue lettre qui devrait être partie depuis plusieurs jours. Pourquoi a-t-elle tardé si longtemps ? la réponse à cette question n’est-elle pas disséminée dans le cours de cette lettre , et réunis dans les quelques mots ci-joints.
Adieu, mon cher frère, sois avec nos chers parents , comme ton coeur, comme leur bonté pour nous te disent que tu devrais être , fais en sorte par ton affection , tes soins , qu’ils m’oublient puisque je suis réduit à souhaiter cette triste condition, rends leur en réalité les embrassements que je te donne de coeur, en te priant de croire à l’affection sincère de ton frère et ami.
Abel Jeandet
Je ne peux renvoyer à une autre fois , à te dire avec quel intérêt les habitués de notre restaurant m’ont demandé de tes nouvelles. Mr Ferdinand a été on ne peut plus peiné de n’avoir pas reçu tes adieux. Je dois te dire aussi que la séance d’ouverture de la société ??? à laquelle le Dr Mège a eu l’attention de m’inviter, et une visite, comme tu le connais, de notre compatriote Mr Bouché, ont encore retardé cette lettre de deux jours.
Date de dernière mise à jour : 18/12/2015
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