1891
Ma chère Louise,
J'apprends avec douleur le nouveau et grand malheur qui vient encore de vous frapper. C'est hier par un journal que j'ai su le douloureux événement qui est venu déchirer votre cœur. En lisant ces lignes, je ne pouvais retenir mes larmes et je me mettais à votre place, je partageai vos angoisses ma pauvre amie, comme vous êtes éprouvée et combien vous devez souffrir, puisse la sympathie de ceux qui vous aiment adoucir un peu votre affliction que je devine immense.
Je pense bien à vous , à vos chères sœurs, ayant moi même passer par toutes ces pertes cruelles, je ne puis que pleurer avec vous, je ne veux pas essayer de vous consoler, je n'y parviendrai pas, je le sais et il est de ces pertes dont on veut pas consoler. Soyez courageuse, ma chère Louise pour votre mari et vos chers enfants.
Edouard est à ???? pour une triste circonstance, il est à l' enterrement de m. Deguit le père de son frère de première communion qui est mort subitement samedi. Edouard va passer sa journée avec Valentine qui est en vacances depuis samedi et si aujourd'hui nous avions pas eu le marché, j'y serais allée aussi mais je pense pouvoir y aller y passer une journée dans la semaine. Louise est à ????, elle a trois semaines de vacances. Ma mère , M. et Mme Denizet ? Me chargent de vous dire qu'ils prennent part à votre grande douleur et vous prie d' agréer leurs sympathiques condoléances . Recevez, ma chère Louise , ainsi que Charles et vos chers enfants les plus affectueux souvenirs et baisers de votre sœur et amie
Clémence Deschamps
St Florentin le 30 mars 1891
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De notre maison en deuil de son jeune maître le 18 avril 1891
Ma chère Louise,
Ton oncle a reçu ce matin plusieurs lettres du Sénégal, deux de notre excellent ami M. Buquet, une du chef de gare de Diré Gouraye d'autant plus désespéré qu'il est la cause indirecte de la mort du pauvre Amédée et que c'est son domestique un gamin de 15 ans qui a été envoyé par les assassins pour appeler ce cher enfant de la part de son maître et l'attirer dans dans le piège où il a perdu la vie. Ce pauvre Monsieur est inconsolable de ce malheur. La maison de commerce nous écrit également par ce courrier une lettre des plus élogieuses sur cet infortuné Amédée, son enterrement été fait aux frais de la compagnie qui lui fait ériger une plaque de marbre et une grille pour entourer sa tombe. « Soyez tranquilles ajoute M. Adrien le directeur général de la compagnie, vous pouvez compter que les camarades d'Amédée, sa seconde famille se fera un devoir de l'entretenir » M. Adrien dit également que les papiers et les effets d'Amédée ont été mis sous scellé. Il nous a envoyé un relevé de ses comptes et de ses affaires que nous remettrons entre vos mains. A Saint Louis les amis d'Abel et d'Amédée ont fait imprimer une petite nécrologie dont je t'envoie un exemplaire ; car tu es une Jeandet, tu as du sang, du cœur et un légitime amour propre , ce que l'on dit de ta famille, de ton nom et de ceux que nous avons le malheur de perdre , ne saurait te trouver indifférente. J'ai été sensible à la lettre que tu m'as écrite à propos de l'article de M. Martin et contente d'avoir atteint mon but en te faisant plaisir, il n'en a pas été de même de Valentine dont la lettre n'est qu'une critique amère et un réquisitoire de cet article , Je ne sais pas quel huissier de Givry elle a choisi pour le lui rédiger. J'y ai répondu comme je devais le faire. J'ai reçu une réponse que je n'ai pas même décachetée et que je lui ferai rendre intacte. J'ai assez de ma grande douleur sans qu'on vienne encore m'attrister en m'incriminant lorsque je n'ai en vue que l'honneur de la famille.
Au revoir ma bonne Louise, viens nous voir vendredi si tu le peux car samedi jour du mariage nous ne serons pas à Verdun.
Ta tante qui t'embrasse de cœur
Flavie Jeandet
Ton oncle t'embrasse aussi bien affectueusement ainsi que ton mari et tes enfants.
P.S. J'ai la satisfaction de t'annoncer que le gouvernement a fait droit à ma légitime demande et que Pagès est destitué, c'est un commencement.
De notre maison en deuil de son jeune maître,
Verdun le 30 octobre 1891
Il y a très longtemps ma bonne Louise que je voulais t'écrire, mais j'espérais un peu te voir pendant les vacances ainsi que tu nous l'avais promis. Ta bonne lettre d'aujourd'hui nous a fait du bien, car elle témoigne du souvenir que tu nous garde et de celui que tu conserves de notre cher fils qui fut pour toi presque un frère. Malgré notre profonde douleur et l'état déplorable de santé de ton malheureux oncle, je poursuis la tâche que je me suis imposée . J'espère l'accomplir ! J'ai trouvé des auxiliaires , je dirais plus des amis en haut lieu. Les dossiers se forment, nous avons toutes les preuves morales désirables, mais cela ne suffit pas, il nous en faudrait de convaincantes. Espérons que la providence nous permettent de les trouver, car nous avons en chasse de fins limiers. Déjà nous pouvons affirmer qu'il y a eu complot contre la sûreté de la colonie sénégalaise. Une lettre en arabe saisie sur un chef Peul dévoile une partie de la trame. Ce que je te dis là ma bonne Louise est sous le sceau du secret. La moindre indiscrétion pourrait tout perdre. Notre Abel a été victime de sa trop grande clairvoyance , de son patriotisme, de son honnêteté et de sa foi chrétienne. Il avait entrepris de pacifier et de conquérir le Sénégal par le catholisisme et il y travaillé avec ardeur. Arracher ces populations noires au fanatisme musulman pour les ramener à notre religion était un moyen pour les soumettre à notre politique et à la France et cela sans luttes, sans combats ; Les traîtres et les marabouts comprenant la portée de cette grande croisade y ont mis fin par un crime. Nous n'avons fait dire qu'une simple grand messe debout de..... à Verdun pour le fatal anniversaire du 2 septembre, s'il y avait eu un service nous t'en aurions prévenu, mais il nous eut fallu un courage surhumain pour y assister derrière un catafalque représentant tout à la fois l'extinction de nos plus chères affections, de notre famille et de notre nom ! Tout cela détruit en six mois dans les plus douloureuses circonstances. Cependant des services solennels ont été célébrés pour le repos de l'âme de notre bien aimé fils à THIES dans le CAYOR où il existe une mission et à SAINT LOUIS capitale de la colonie. Je t'adresserai une autre fois une copie des lettres que nous avons reçues de l' évêque préfet apostolique de la SENEGAMBIE et du révérend père AUDREN un de nos missionnaires les plus distingué. Ton cœur de chrétienne et de JEANDET y trouvera , je n'en doute pas, une douce consolation.
Un des meurtriers du pauvre Amédée qui avait échappé à toutes les recherches a enfin été capturé, ce qui va obliger à recommencer le procès de ces bandits qui vient du reste d'être cassé pour un défaut de forme. Je regrette ce contre temps car je crains que les juges ne se montrent moins sévères que lors du premier procès où il était encore sous le coup du monstrueux assassinat de ton malheureux frère. J'avais tout lieu d'espérer que Maître CARNOT ne se serait point laissé aller à l' indulgence vis à vis de ces misérables. J'avais chargé une personne influente de surveiller cette affaire et d'obtenir que le jugement ait son cours par le refus de la grâce de ces scélérats. J'ai d'excellentes nouvelles de Claire, elle m'écrit de temps en temps des lettres affectueuses et bien senties. Son excellente belle mère qui ne m'oublie pas non plus l'apprécie et l'aime beaucoup, ce qui nous est un adoucissement dans notre malheur. Quand à son mari il l' adore !
Que ton cher et regretté père ainsi que notre Abel bien aimé et le pauvre Amédée seraient heureux de la savoir heureuse si dieu nous les avait conservés ! Nous aurions alors toutes les jouissances du cœur et les satisfactions d'amour propre. Abel très apprécié de ses supérieurs, ainsi qu'au ministère des colonies où on rendait justice à son intelligence hors ligne, à son dévouement sans bornes et sa bravoure exceptionnelle, était à la veille non seulement d'obtenir la croix, mais encore d'être nommé directeur de l'intérieur au SENEGAL ce qui en faisait le second personnage de la colonie, car la direction de l'intérieur est un ministère. Nous avons eu depuis peu ces renseignements . Pour Amédée très aimé des chefs de l'établissement dont il faisait partie et auquel son cousin l'avait tant recommandé, il aurait acquis promptement à la Compagnie Coloniale de l'Afrique Occidentale une situation de 8000 à 10000frs par an. Cela nous a été affirmé. Tu vois ma chère Louise que si d'abominables gredins n'étaient pas venus briser tout à la fois leur vie et leur succès, nous serions tous heureux. Abel arrivait aux honneurs et Amédée à la fortune. Mais sois tranquille rien ne me coûte pour arriver à la punition des coupables.
Tu me demandes si les créanciers d'Amédée nous laissent tranquilles , mon dieu non ! Quoique nous ayons pour 4000frs de traite et de mémoires acquittés par M. l'administrateur JEANDET pour le compte de son cousin M. Amédée JEANDET, on nous réclame encore 2000frs que nous refusons absolument de payer. Amédée étant mort six mois après son cousin, ses créanciers devaient prendre leur mesure de son vivant pour rentrer dans ce qui leur était du. Du reste ce malheureux enfant aurait bien pu s'arranger de manière à faire honneur à ses engagements et à nous éviter des ennuis dont nous n'avons pas besoin dans notre cruelle position.
Nous avons su que si Abel avait fait entrer Amédée dans la Compagnie d'Afrique Occidentale c'est que ton pauvre frère n'avait pas encore la raison nécessaire pour faire le commerce par lui même et à son compte, et qu'il ne songeait ni à ses échéances ni à son avenir. Abel lui venait en aide ne voulant pas le laisser dans l'embarras, ni surtout voir le nom de JEANDET si honoré jusqu'alors compromis. Nous savons qu'un instant il a eu beaucoup d’ennuis, mais tout s'était arrangé par l'entré d'Amédée dans l'Afrique Occidentale.
Je te remercie de ccœur ma bonne Louise de tes sentiments pieux des prières et de la communion que tu feras pendant les tristes fêtes dans lesquelles nous allons rentrer. Ton oncle que la maladie et le chagrin accablent a été ainsi que moi très sensibles à ce témoignage d'amitié. Nous remercions ton mari de son bon souvenir et nous lui adressons le notre ainsi que nos compliments affectueux et nous t'embrassons de cœur ainsi que tes chers enfants.
Ta tante Flavie
P.S. Nous t'envoyons un portrait de notre cher et excellent Abel gravé à l'eau forte par un artiste distingué de PARIS, M. FOCILLON sur la demande de la société d'histoire et de géographie de la BOURGOGNE. L'épreuve est fort belle. Le président de la société a eu l'attention de nous en envoyer quelques exemplaires. Ce portrait tiré sur grand papier a été placé dans la salle des séances de la société au Palais des États à Dijon.
Cette lettre qui devait partir le 28 a été oublié par Annette. Je la rouvre pour changer la date . Les misérables qui ont tramé la mort de mon Abel adoré avaient également résolu celles de Messieurs Clément Thomas et Tautain, mais l'occasion leur a manquée.
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