Voyage en Algérie

 

J'ai retrouvé un document intitulé voyage en Algérie. C'est un cousin de mon grand père Louis Vidal, qui l'a écrit lors de son voyage en Algérie. Il venait de Béziers. Je n'ai pas encore identifié ce cousin. J'espère trouver des informations dans ma famille.

 

Voyage en Algérie

 

- 17 Janvier 1910.

Départ de Béziers par l'express de 4 heures du soir. Arrivée à Marseille par le rapide de 10 heures.

 

- 18 Janvier.

Déjeuner trop copieux et précipité à la brasserie de Strasbourg. Embarquement à midi et demi sur le "Charles Roux", un superbe vapeur à turbines de construction récente, jaugeant 9000 tonneaux, un des meilleurs marcheurs  de la Compagnie Transatlantique.

La vitesse de ce vapeur est de 10 noeuds à l'heure. Il est supérieurement aménagé, et d'une installation luxueuse pour les passagers de 1° classe. En seconde, l'installation est également très confortable, j'avais une bonne couchette dans une cabine de 4 places sur les côtés et un peu à l'arrière du navire, sans être incommodé par le bruit ni l'odeur de la machine.

Le prix du passage, aller-retour, en seconde est de 124 francs 50.

On nous avait annoncé au départ une mer d'huile, pour nous donner du courage; aussi étions nous nombreux sur le pont pour jouir du superbe panorama que présente Marseille en s'éloignant du port. La ville s'effaçait à peine à l'horizon que la mer devenait houleuse, et que nombreux étaient les passagers qui rejetaient par dessus bord, aux poissons, les restes d'un excellent déjeuner. Une heure après le départ, le pont était déblayé; à peine restions nous 5 à 6 passagers, bravant la pluie qui commençait à tomber et quelques lames venant de temps à autre balayer le pont.

Aussi, à 6 heures la cloche annonçant le diner, réunit tout au plus une dizaine de convives dans la somptueuse salle à manger des secondes, où, indépendamment de la grande table centrale, on sert aussi par petites tables de 4 à 6 couverts. Les tables sont fleuries, garnies de lampes électriques, et le service est fait comme dans les grands restaurants. C'est tout simplement charmant pour ceux qui ne craignaient pas le mal de mer.

A 8 heures on sonne à nouveau pour le thé, qu'on parfume (une fois n'est pas coutume) d'un verre d'excellent rhum.

C'est la nuit noire, le navire roule fortement, mais marche, malgré ce, d'une belle allure. Le bruit monotone des vagues est seulement entrecoupé à intervalles assez rapprochés, par le sifflet aigu de l'officier de quart et un son de cloche qui, dans le silence de la nuit, donne plutôt la note lugubre.

Nous restons 3, renfermés de 8 heures à 11 heures, dans le fumoir, tuant le temps à feuilleter des journaux illustrés, pendant que la pluie fait rage sur le pont. Mes deux compagnons sont l'un, un ingénieur des chantiers de la Seyne, qui m'apprend être chargé depuis 9 mois de contrôler la marche du vapeur, qui n'est pas encore définitivement agréé par la compagnie. Les premiers essais de vitesse de Marseille à Alger, se sont faits en 17 heures, mais l'administration a réglementé la durée du trajet à 23 heures. L'autre, est un jeune homme qui vient de passer avec succès, ses examens de capitaine au long cours. En somme deux loups de mer auprès desquels je n'ai pas fait mauvaise convenance.

A 11 heures, au moment où nous passions en vue des îles Baléares, je descend à ma cabine déjà occupée par 3 voyageurs que je tire de l'obscurité, en faisant jouer le bouton de la lumière électrique. Titulaire d'une couchette inférieure, j'ai la chance de voir la couchette supérieure remplie par un gros monsieur, que le jeu de lumière ne reussit pas à tirer de son profond sommeil, alors qu'en face, un jeune homme projette quelques éclaboussures sur son voisin du dessous ! En somme, un peu secoué par le mauvais état de la mer et faute d'habitude, je dors plutôt mal, et suis réveillé avant le jour.

 

- 19 janvier.

A 7 heures le matin, nous n'étions pas nombreux dans la salle à manger pour le petit déjeuner. Le temps s'étant remis au beau, je me suis installé sur le pont, interrogeant l'horizon pour essayer de découvrir la terre. Vers 10 heures, nous découvrons la pointe de Matifou. Peu après, Alger se devine dans le lointain, et à 11 heures, nous sommes émerveillés par la vue très nette de la superbe ville bâtie en amphithéâtre, de ses quais, de ses arcades, de ses magnifiques boulevards, dominant la mer. Avec cela le ravissant contraste de la vieille ville arabe, la célèbre Kasbah, s'étageant aux côtés de splendides constructions de l'architecture de l'art le plus moderne.

A midi, nous sommes à l'entrée du port, à peine le vapeur a-t-il stoppé, que nous sommes envahis par une nuée de petits arabes qui s'emparent de nos colis et que nous avons peine à suivre en dégringolant la passerelle.

Louis m'attendait à l'arrivée avec son auto, accompagné de Marie-Thérèse et de son beau père, Monsieur Proal. C'est avec effusion que nous nous sommes embrassés, heureux de nous revoir et de nous entretenir des absents qui nous sont également chers, et dont, en ce même moment, les coeurs battent à l'unisson des nôtres sur cette noble terre de France, d'autant plus chère à nos amis d'algérie, qu'ils en sentent encore mieux que nous l'éloignement.

Nous faisons un excellent déjeuner à la brasserie du Phénix, un modèle du genre, pouvant rivaliser avec les grandes brasseries de marseille, et vers 3 heures, nous quittons Alger en passant par les portes du sahel et El-Biar.

Ce dernier village qui fait partie de la banlieue d'Alger est charmant et rempli d'élégantes villas où de nombreux algériens viennent passer leur dimanches. Nous avons remarqué en passant, le restaurant Mallart, très réputé auprès des gourmets et où s'est donné le repas de noce de Louis. Fernand qui y assistait en a, du reste, conserver un excellent souvenir ! 

Nous nous sommes arrêtés, en passant chez Monsieur Proal, qui habite une très jolie campagne d'agrément aux environs d'El-Biar. De la terrasse on a vue sur la mer et sur l'imporatnt domaine de Beni-Messous.

Les parents de Marie-Thérèse sont d'une simplicité charmante. Monsieur Proal est un travailleur dans toute l'acceptation du mot. Venu en Algérie comme ouvrier, il s'est élevé par un labeur acharné au rang d'entrepreneur, et paraît avoir ramassé un fort joli pécule. Il est propriétaire de quelques maisons à Alger qui m'ont paru représenter une certaine valeur.

Madame Proal, qui m'a fait l'effet d'une excellente femme, est malheureusement atteinte d'une demi-surdité qui ne lui permet pas de prendre une part active à la conversation, comme elle paraîtrait le désirer.

Vers les 4 heures de l'après-midi, nous arrivons à la campagne de Louis, où cette brave te bonne Tante attendait notre arrivée avec impatience. Je suis reçu à bras ouverts, les enfants, ces chers mignons, m'accueillent de leurs cris joyeux. Je suis pressé de questions, on m'interroge sur les absents qu'on aurait eu tant de plaisir à voir m'accompagner. J'ai à peine le temps de me reconnaître ayant encore les mouvements du bateau dans les jambes. La soirée se passe délicieusement en famille, et vers 10 heures le soir, je vais m'étendre sur un bon lit et jouir d'un repos bien gagné.

 

- 20 Janvier.

A mon lever le matin, je jouis de ma chambre d'un coup d'oeil superbe : d'un côté la chaîne de l'Atlas, dont certains sommets sont couverts de neige, se déroule à l'infini ; de l'autre, la mer bleue, qui va me séparer pour quelques jours de tous ceux qui me sont chers.

N'oublions pas le bon déjeuner de chaque matin, composé de café et de lait exquis, avec du beurre excellent. Le seul reproche que je puisse faire, c'est au pain, auquel j'ai toujours trouvé une saveur un peu fade. Mais, à part cela, c'est la bonne cuisine française, dont la préparation n'échappe pas à la surveillance de cette bonne tante, qui sans qu'on paraisse s'en apercevoir, à l'oeil à tout, digne continuatrice de son cher disparu, dont le souvenir emplit encore toute la maison.

Le matin, nous descendons avec Louis, à Chéragas, joli et important village, ayant l'aspect d'un de nos villages du midi, la population européenne est en majorité. Nous livrons nos têtes, pas à un barbier arabe, mais à un figaro, expert en son art, très loquace, ce qui ne me surprend plus quand j'apprends qu'il se nomme Caldéron et est originaire de Montagnac, dans l'Hérault.

En rentrant à la campagne je fais la connaissance de Calixte Boyer, un cousin germain de Louis, gros et brave garçon, à l'air timide auquel Louis, a confié les fonctions de régisseur. je le revois tous les soirs au bureau, s'éternisant à classer des lettres qui ne glissent pas entre ses gros doigts. Je ne puis croire que, de ce côté, mon cher cousin soit merveilleusement secondé !

Il en est tout autrement avec son autre cousin, Ernest Boyer, le régisseur de l'important domaine de Beni-Messous, que Louis possède de compte à demi avec Ricôme. Ernest qui est vaillant, actif, intelligent, s'est crée là une véritable situation : il s'est appointé à 500 F. par mois, et dispose d'une automobile pour le service de la campagne et ses course aux environs. Il paraît admirablement secondé par sa femme, a deux fillettes très bien élevées et un fils qui se destine à l'école navale et fait ses études au collège de la Seyne, près de Toulon.

Dans l'après-midi, nous nous sommes rendus en auto, à la propriété de Beni-Messous, dont la plantureuse Madame Riocôme, faisait les honneurs avec un admirable sans gène. C'était le rendez-vous choisi par la haute société d'Alger, pour assister à un brillant Railly-Papers, où prenaient part de nombreux officiers de toutes armes en brillant uniformes, de sémillantes amazones et d'élégants habits rouges.

La fille de Ricôme, mariée à un jeune avocat d'Alger, fait une arrivée sensationnelle dans une superbe limousine, conduite par un chauffeur en grande tenue. L'intérieur de la voiture est garni de fleurs, et il en descend avec une autre dame, qu'on appelle "la belle madame Jacquard", en toilette des plus excentriques, le dernier cri de la mode, deux messieurs, très élégants, monocles à l'oeil, dont l'un est le célèbre avocat en question, futur candidat à la députation.

Madame Ricôme, nous présente à tout ce beau monde ; nous en sommes plutôt gênés, car cela cadre mal avec la modestie bien connue de notre hôte et de sa famille, aussi nous empressons nous de saisir le moment propice, pour nous esquiver et nous perdre dans la foule des invités.

Le "tout Alger" élégant, mondain, est là ; les plus nombreux venus en automobile, d'autres avec de brillants équipages ; tout ce monde jacasse et potine ferme, et l'on se montre surtout la "belle Madame Jacquard" qui paraît des plus satisfaite d'avoir produit son effet !

Le rallye se déroule dans un ordre parfait, sur un terrain admirablement choisi, favorisé d'un beau soleil, qui fait encore mieux ressortir la beauté sauvage du site.

Louis prend quelques instantanés, puis nous sommes conviés à passer au buffet, dressé en plein air, sous le bouquet d'arbres, où les organisateurs de la fête nous offrent très aimablement le champagne.

Ainsi se termine cette journée qui nous met en contact avec la haute société algérienne.

Nous sommes heureux de nous retrouver le soir tous réunis à la table de famille, pour nous reposer les yeux et l'esprit de tout ce clinquant et ce papotage et jamais , je n'ai mieux compris la profondeur et le sens du vieil adage latin "auréum médiocritas".

 

- 21 janvier.

 

De bon matin, Louis reçoit la visite de deux arabes qui viennent lui compter 2000 F. de fermage, à valoir sur la récolte d'oranges et de citrons, affermé en tout 10000 F. par an.

Ce sont deux types réussis, dont l'un très malin, présente l'autre, qui me fait l'effet d'un parfait abruti, pour son associé.

Le premier me tend la main, et me dit sans autre préambule : " comment ti va, ti femme, ti enfants" ; voilà au moins des gens polis, comme on n'en rencontre pas toujours dans le midi !

Le plus dégourdi est porteur d'une grosse liasse de billets de 20 F. de la banque d'Algérie, l'autre, d'un gros sac d'écus; rien n'est plus drôle que de voir ces deux indigènes compter et recompter leur argent ; cela dure une heure et combien de soupirs avant de s'en séparer !

Louis, qui se trouve à la tête d'une très grosse affaire est très occupé, n'ayant pas d comptable comme beaucoup d'autres grandes exploitations similaires. Il doit faire face à tout : direction, distribution du travail, achats, ventes, recettes, paiements, tenue de livres. Je le vois parfois surmené, mais, il ne récrimine pas, et paraît se tirer admirablement d'affaire. Naturellement bon, il commande avec fermeté et sait se faire obéir ; avec l'élément arabe qui domine parmi les ouvriers agricoles, il est bon de savoir se montrer sévère et juste tout à la fois, et d'inspirer une certaine crainte.

Malgré ses occupations, Louis s'est donné tout à moi, et après avoir expédié ses arabes, nous partons en auto avec Marie-Thérèse et Roger pour le marché de Maison-Carrée.

Nous descendons par El-Biar, la colonne Voirolles, puis nous traversons un très joli village, Birmandreis ; Nous nous engageons dans une ravissante vallée en passant par le Ravin de la Femme Sauvage, le Ruisseau, pour aboutir à Ussin-Dey, un des faubourgs d'Alger, où nous remarquons les nouvelles casernes de l'Artillerie et du Génie.

De chaque côté de la route, nous longeons ensuite les maraîchers d'Alger, remplis de primeurs et de légumes de toutes sortes. 

Nous voici arrivés à Maison-Carrée, importante bourgade de la banlieue d'Alger, où se tient chaque semaine un des marchés arabes des plus réputés de la région.

On y vends des boeufs, veaux, plutôt étiques, mais par contre les arabes y amènent des moutons très gras et de jolis agneaux; le prix de ceux-ci  n'en est pas élevé, car nous en avons acheté un pour Roger au prix de 6 F.

Il y a un abattoir dans le marché même, où ces pauvres bêtes sont exécutées séance tenante, par des bouchers arabes qui jouent du couteau avec une dextérité et une élégance que leur envieraient beaucoup d'espagnols. la bête est immolée, tournée vers le levant, la tête est coupée et remise toute saignante entre les mains de quelque arabe qui se fait un honneur d'aller la promener dans le marché; ils sont une légion à promener ces têtes d'où le sang dégoutte, et alors gare aux taches !

Ces égorgeurs arabes de l'abattoir armés de leurs longs couteaux, sous le coup desquels succombent sous un faible râle, ces pauvres petits agneaux, vous donnent le frisson; la férocité, le fanatisme de la race éclate sous son véritable jour ; on devine que ces musulmans  vous égorgeraient avec encore plus de plaisir quelques chiens de chrétiens si l'occasion s'en présentait.

Aussitôt la peau enlevée, les animaux encore chauds, sont portés aux nombreuses boucheries arabes installées sous des tentes, à l'intérieur du marché. La viande se vend par quartiers entiers, et le dépeçage en est fait avec une dextérité surprenante. Marie-Thérèse a rapporté un superbe gigot avec toutes ses côtelettes, qui n'a pas coûté plus de 5 F.

Il règne dans tout ce marché une animation extraordinaire : on y vend aussi des chevaux ; des colloques animés s'engagent entre maquignons, juifs et arabes, c'est à qui roulera l'autre !

Accroupis dans quelques coins, on voit des arabes pouilleux venus de la plaine, comptant et recomptant, depuis des heures quelques menues pièces de monnaie, produit de la vente d'un malheureux mouton, avec lequel ils ont cheminé sur les routes pendant de longues heures de la nuit.

Sous d'autres tentes sont installées, avec une simplicité primitive, des cafés maures. Le café est servi avec le marc ; il y a à boire et à manger ! L'arabe en est très friand : pour la forme, toutesl es tasses sont rafraîchies dans le même baquet, dont l'eau finit par prendre la couleur du café ; les consommateurs n'y regarde pas de si près !

Nous faisons la connaissance du frère de Marie-Thérèse, Monsieur André Proal, qui dirige une exploitation agricole dans la plaine. C'était un condisciple de Louis au collège d'El-Biar, c'est un joli garçon peu expansif, à l'air plutôt timide, que je n'ai pas eu bien le temps d'apprécier.

En suivant le même chemin qu'à l'aller, nous sommes rentrés à Chéragas, un peu après midi pour déjeuner. Le petit agneau, qui a échappé miraculeusement à la boucherie, est accueilli avec des cris de joie par les enfants qui s'en emparent, le font suivre comme un chien et le baptisent du nom de Mathieu ! C'est un joujou vivant qui pendant quelques jours va les occuper et nous donner un peu de tranquillité.

Dans l'après midi, toujours en auto, nous avons commencé nos visites aux grandes caves de la région d'Alger. Ce n'est pas la partie la moins intéressante de l'important programme qu'avait élaboré louis à mon intention.

La première visite a été pour la cave de Monsieur Lioré, bâtie sur le sommet d'un riant coteau, dominant la pointe de Sidi-Ferruch.

Le propriétaire est un homme charmant ; c'est un ancien droguiste parisien venu dans le Sahel presque en même temps que l'oncle, qu'il tenait en très haute estime. Quoique vigneron d'Argenteuil, il compte parmi les viticulteurs les plus renommés de l'Algérie. Il a exposé ses vins en France et à l'étranger, et a reçu de très nombreuses médailles.

La cave est très bien tenue ; il récolte et loge 10000 hectos. Ses vins rouges de l'année, que j'ai dégustés, sont très fins, souples, et peuvent rivaliser avantageusement avec les meilleurs crus des Corbières.

Monsieur Lioré nous a fait déguster un vin blanc de Sauvignon 1904, tout simplement délicieux, qu'il aurait pu tout aussi bien étiqueter comme Grave ; le meilleur dégustateur s'y serait laissé prendre.

J'ai remarqué dans cette cave des cuves à diffusion, ce propriétaire étant un partisan fervent de cette pratique !

Nous nous sommes ensuite arrêtés à la Trappe de Staouéli, un des domaines les plus importants du Sahel. Au moment de l'expulsion des congrégations, les trappistes vendirent ce domaine à M.M. Bergeot ff. gros négociants d'Alger, opérant sur toutes les denrées, grains, vins, céréales.

Le prix d'achat fut de 1 200 000 Fr.

Un de ces M.M. est consul suisse, et on dit que c'est en leur qualité d'étrangers qu'ils n'ont pas été inquiétés dans cet achat, qui, opéré par des français pouvait être attaqué comme revêtant le caractère d'une vente simulée ; c'est cette seule crainte qui empêcha l'oncle et Ricôme, de s'en rendre acquéreurs et de conclure ainsi une excellente affaire.

La cave de la Trappe, loge 32 000 hectos en amphores verrées et foudres.

Les vins rouges, quoique un peu moins fins que les précédents, sont plus colorés et néanmoins, de bonne qualité.

Le monastère de la Trappe, construit un peu après 1830, au moment de la conquête, donnait asile aux voyageurs en leur assurant le gîte et la nourriture pendant une journée, ce qui leur permettait de reprendre des forces pour continuer leur route. Encore un refuge qui disparait, car on ne dit pas que les propriétaires actuels aient continué la tradition.

Nous avons visité le cloître où l'on voit encore les anciennes cellules des moines ; les inscriptions pieuses, vous invitant à la méditation et à la prière subsistent encore sur les murs. En passant le contrat, les nouveaux acquéreurs se sont engagés à ne rien changer à l'état des lieux, afin de ne pas effacer le souvenir d'un passé qui comptera dans les anales de l'Algérie. Le cimetière où chaque moine creusait sa tombe est conservé dans son intégrité, orné de cyprès et de palmiers, du plus bel effet.

En face le Cloître, et dans la cour intérieure, se dressent deux massifs de palmiers géants, qui sont vraiment remarquables.

Nous avons terminé la journée par la visite de la cave de La Bidja, commune de Staouéli, qui est devenue, comme certaines autres, la propriété de la banque d'Algérie.

Cette campagne qui appartenait autrefois à Monsieur Hunebelle, qui fut un des grands propriétaires de l'Algérie, ruiné pour avoir travaillé sans méthode et avec trop de frais, est aujourd'hui sous la direction d'un des gérants de la banque. On y récolte et on y loge 16 000 hectos. Les vins sont très fins, genre Lioré. La cave paraît fort belle, arrangée avec beaucoup de symétrie, tout autant que j'ai pu rendre compte car nous étions aux dernières lueurs du crépuscule.

En rentrant de toutes ces longues tournées, nous faisions, cela va sans dire, honneur à l'excellent souper qui nous attendait toujours à l'arrivée et nous goûtons ensuite les délices d'un sommeil réparateur.

 

-22 janvier.

De bon matin, nous étions chez notre aimable barbier de Chéragas, où Louis me fait faire la connaissance de l'huissier du pays, qui est son locataire dans une des plus belles maisons du pays, où siégeait autrefois le Comptoir d'Escompte du Sahel dont l'oncle présidait le conseil d'administration. Le pauvre oncle, par excès de délicatesse a perdu 60 à 70 000 Fr. dans cette affaire à la suite de malversations commises par le caissier. C'est ainsi qu'il a du se charger de l'immeuble du comptoir ainsi que d'un immense coffre fort en fer, de la dimension d'une grande armoire ; ce coffre peut résister à l'attaque des voleurs, et Louis peut dormir tranquille.

L'huissier en question, encore un méridional du Gard, est sourd comme un pot, ce qui en France le mettrait dans l'impossibilité d'exercer sa profession ; mais en Algérie, on n'y regarde pas de si près ! C'est du reste un brave homme, parlant beaucoup et très amusant.

Nous sommes ensuite allés rendre visite au tombeau de l'oncle ; une pierre tombale et une grande croix en granit, avec un grillage en fer ; le tout de bon goût, mais aussi d'une grande simplicité, paraît refléter jusque dans la mort l'image de ce grand travailleur, qui fut surtout un modeste. Le cimetière s'élève sur un coteau à plus d'un kilomètre du village et le tombeau érigé au centre, domine une partie des vastes vignobles, qui furent crées, soignés, entretenus avec amour pendant tant d'années par un des premiers viticulteurs de l'Algérie. Ce cher oncle n'est pas oublié, les siens y viennent souvent prier sur sa tombe et les plus jolies fleurs du jardin y sont souvent renouvelées par les soins d'un fils, et d'une veuve qui sauront garder pieusement la mémoire d'un être qui leur fut cher à tant de titres.

Dans ce cimetière j'ai relevé les noms de beaucoup de méridionaux, dont certains de l'Hérault ; on a presque l'illusion de se croire dans quelque cimetière  de notre Languedoc.

Après être restés assez longtemps en méditation devant ce tombeau, ayant peine, Louis et moi, à retenir notre émotion, nous sommes redescendus à la campagne sous l'impression d'une profonde tristesse.

Louis m'a fait visiter sa cave de Chéragas, qui peut sans blesser sa modestie passer pour une des mieux aménagées de la région.

Ce sont  plutôt deux caves superposées, ce qui facilite singulièrement les soutirages. Le logement est de 12 000 hectos en foudres et amphores verrées, et je suis frappé tout d'abord de l'ordre et de la propreté qui règnent dans ces vastes bâtiments.

La dégustation me fait reconnaître des vins rouges corsés, mélange Alicante, Carignan, et Aramon, vin parfait, réalisant le type de la région du Sahel.

Les vins blancs, titrant dans les 13°, sont aussi très bons, mais légèrement louches ; ils auraient gagnés à être traités au soutirage. Les vins blancs que j'avais tant appréciés chez Monsieur Lioré ne valent pas mieux, mais leur limpidité, leur brillant, indiquent qu'ils ont subi une préparation.

Les vins rosés, qui titrent également un fort degré, m'ont paru moins réussis que ceux de l'année dernière dont Louis, m'avait soumis échantillon.

Après déjeuner nous sommes descendus à Alger par les portes du Sahel. J'ai fait la connaissance de Monsieur Sacreste, l'ancien directeur du Comptoir d'Escompte du Sahel que louis a chargé du règlement de la succession de son regretté père. Pendant ces dernières années la comptabilité avait été très négligée ce qui a crée à Louis de nombreux ennuis. Monsieur Sacreste s'occupait encore de faire garantir, par une hypothèque, une vielle créance d'une dizaine de mille francs, que l'oncle avait absolument négligée de son vivant.

Je n'ai pas pu définir cet agent d'affaire, qui a toutes les allures d'un bohême ! Louis doit cependant bien le connaître pour l'avoir investi de sa confiance.

Nous avons parcouru en auto la rue Sadi-Carnot, une des plus longues rues d'Alger, où se trouvent de grands magasins occupés par de nombreux négociants en vins, et des loueurs de futailles. J'y ai visité les grands magasins de Nouguirr, dont le gérant actuel, Bénézech, un sétois, a géré autrefois la succursale de Béziers, où il n'aurait pas, assurément, trouvé du travail dans des conditions aussi avantageuses qu'ici.

Un peu avant la nuit, nous sommes remontés par Mustapha supérieur, où nous avons admiré en passant, le splendide palais d'été du gouverneur, de belles villas, style mauresque, et de grands et luxueux hôtels pour les hiverneurs, la plupart riches anglais ou américains, qui, ne redoutant pas la traversée, ont abandonné Nice pour Alger, dont le climat est aussi doux, le ciel aussi pur, les fleurs aussi parfumées, sans compter ce charme pénétrant de l'orient, qui repose un peu de la vieille Europe !

Du haut de Mustapha, nous avons joui d'un coup d'oeil superbe : dans le fond, la ville et ses rumeurs, les premières lueurs de l'éclairage électrique nous annonçant la fin du jour ; les feux de la rade, et plus loin, la mer immense se perdant dans l'infini.

 

-23 Janvier.

 

Le matin nous sommes descendus à Alger par Mustapha.

Nous avons visité, en passant, l'église St Charles, à l'Agha, où Louis s'est marié. C'est une construction moderne, dans le style roman. J'y ai remarqué des colonnes du plus pur granit, très fines, et un très bel orgue.

Nous nous sommes rendus, ensuite, à la cathédrale, ancienne mosquée du Bey, transformée en église, où nous avons assisté à la messe des hommes, ainsi dénommée parce que la nef centrale est exclusivement réservée aux hommes. Les bas-côtés étaient remplis d'une foule de dames très élégantes, et l'affluence était telle, que la plupart avaient du se tenir debout, toutes les chaises ayant été enlevées d'assaut.

Monseigneur Combes, archevêque de Carthage et d'Alger, présidait ; c'est un beau vieillard à la barbe blanche, dont la figure respire la bonté. J'ai surtout remarqué le prédicateur, Monsieur Bollon, curé de la cathédrale, orateur très distingué, à la voix souple et chaude, qui nous a tenus pendant près de 3/4 d'heure sous le charme de sa parole. La foi paraît plus vive en Algérie qu'en France à en juger par le profond recueillement qui régnait dans cette vaste assemblée.

La maîtrise est également remarquable, j'y ai entendu de fort jolies voix, ainsi qu'une dame de la haute société qui a chanté un morceau religieux en véritable artiste.

Nous sommes rentrés un peu tard à Chéragas pour déjeuner, et je me rappelle avoir fait honneur à un superbe canard rôti sortant de la basse-cour de la ferme.

Cette basse-cour mérite une mention : poules, poulets, canards, coqs, faisans, oies, dindons, lapins y sont légion. Protégée par de grands grillages, il existe au centre un bassin avec de l'eau en abondance où la gent ailée prend ses ébats ! Avec ces innombrables variétés, Rostand aurait pu trouver là ses inspirations pour Chante-Clair !

Après un succulent déjeuner, arrosé des meilleurs vins, dont certains crus du pays font merveille en bouteille, en compagnie de la famille Boyer, et dans deux autos, nous avons fait une promenade ravissante sous un soleil d'été.

Passés par la Bouza-Réa, nous nous sommes arrêtés assez longuement devant un marabout célèbre.

Les marabouts sont des constructions cubiques surmontées d'une coupole hémisphérique, et blanchies à la chaux, qui sont les tombeaux de saints musulmans. Les arabes s'y rendent en pèlerinage, convaincus que l'âme de ceux qui y reposent fait pénétrer des mérites dans celles des hommes qui les viennent visiter.

Le marabout, dans la tribu, est un mystique en passe de devenir prophète ; son influence est immense parmi les arabes.

Le tombeau du marabout était recouvert d'oripeaux de diverses couleurs qu'on me dit être des drapeaux arabes. Aux alentours du Marabout, c'est le cimetière arabe, un petit carré entouré de quelques pierres, figurant les tombes. Les morts sont portés sur un brancard, enveloppés d'un simple drap, un trou est creusé, et on enfouit le corps dans la terre car le cercueil n'est pas en usage chez les musulmans. Ces cimetières sont en pleines broussailles, reconnaissables seulement aux marabouts dont la blancheur tranche sur le paysage. Louis a pris quelques instantanés de ce marabout.

Nous avons été assaillis par une troupe de petits mendiants arabes, presque nus sous leurs haillons, et dont nous n'avons pu nous débarrasser qu'en leur jetant quelques sous. Remarqué aussi le passage d'un gué par un arabe à califourchon sur le derrière d'un âne ; Sans perdre son équilibre, cet indigène avait un air de majesté qui prêtait à rire en raison de sa monture !

Nous avons ensuite pénétré dans la forêt de Baïnem, par une très jolie route sur le versant de la montagne, dans un sous bois merveilleux, au milieu des pins et des eucalyptus, avec, par moments, des éclaircies, et vues splendides sur la mer. C'est la promenade recommandée aux touristes, rivalisant, dit-on, celle légendaire de Nice à Monte-Carlo.

descendus par Guyoville, importante bourgade, dotée d'une superbe plage, avec de ravissantes villas, nous avons longé la mer jusqu'à Alger, en passant par le phare du cap Caxine, la pointe Pescade et St Eugène, et sommes tombés aux portes d'Alger en suivant le boulevard Fond-de-mer. Ce boulevard  percé en plein roc a nécessité des travaux de maçonneries considérables ; En passant sous des voûtes percées dans le roc, de larges escaliers descendent à la mer, qui sur cette fin de jour était très houleuse, et nous avons pu distinguer dans le lointain, quelques navires luttant péniblement contre la lame, ce qui me donnait un peu à réfléchir sur mon retour prochain.

Sur un coteau, dominant la mer, se détache dans la pénombre, Notre-Dame-d'Afrique, lieu de pèlerinage pour les marins, dans le genre de Notre-Dame de la Garde à Marseille. Ce peuple de la mer, toujours en présence du danger, aura toujours la foi la plus vive que les habitants de la terre ferme.

Le cimetière d'Alger se voit également sur le flanc d'un coteau dominant la mer. Aux abords de la ville, s'étagent de belles et nombreuses villas, toujours dans le style mauresque.

Nous contournons la ville, en passant devant les grands magasins Ricôme, et le retour s'effectue par Bab-El-Oued, le Frais-Vallon, un coin ravissant de la campagne d'Alger, ainsi justement dénomé par la beauté de ses sites. Nous gagnons El-Biar, et arrivons à la campagne à la nuit où un excellent souper nous attend.

 

- 24 Janvier.

Le matin, nous allons pédestrement, avec Louis, rendre visite à la tribu arabe des Beni Messous, enclavée dans la propriété de Chéragas. Certains arabes de cette tribu travaillent comme ouvriers agricoles sur la propriété de Louis. Les hommes étant au travail, nous n’y rencontrons que les femmes et les enfants, qui nous offrent, très aimablement, à pénétrer dans leurs gourbis.

Le Gourbi sert d’habitation à l’arabe nomade, c’est une construction enterrée partiellement, de façon à n’avoir d’autre charpente que celle de sa toiture conique, enfermée de deux pans appuyés à une faîtière. Dans les murailles formées de clayonnage, on ménage une fenêtre et une porte. Le sol est établi en pente légère, recouvert de claies et entouré d’une rigole pour assurer l’écoulement des eaux. Les gourbis ont l’avantage d’être chauds l’hiver, et frais l’été, mais l’inconvénient de mettre les hommes au contact de terre fraîchement remuée et, par là, malsaine.

La plus grande propreté, malgré l’heure matinale, règne dans ces gourbis où il n’existe ni sièges ni tables ; des couvertures sont étendues sur le sol où l’arabe passe une partie de son temps accroupi.

Nous rencontrons un vieil arabe, ancien propriétaire de terrains expropriés par l’oncle, en paiement de vieilles dettes, qui tout en vivant sur ces anciennes terres, accueille sans rancune le nouveau propriétaire, qui a transformé en superbe champs de vignes, des terrains autrefois incultes et qu’un colon laborieux et courageux pouvait seul mettre en valeur.

A l’entrée de cette tribu, il existe également un marabout avec son cimetière.

Louis prend quelques instantanés, où je figure debout et assis, au pied du marabout ; un peu plus loin, je suis encore photographié avec un petit arabe de la tribu, au milieu des ajoncs et des cactus, dans un cadre absolument local.

Nous rentrons déjeuner et cette brave tante nous a ménagé une surprise en nous faisant préparer, avec le concours d’une femme arabe de la tribu, et sous sa surveillance, un plat d’excellent couscous.

Le couscous, est un mélange de viande de mouton et de semoule, qui en Algérie est le plat national des arabes. Au lieu de le préparer avec de l’huile rance, comme les indigènes, tante avait employé d’excellent beurre, que l’on fabrique à la maison, ce qui m’a permis de faire honneur à ce mets, tant soit peu ridiculisé en France, où beaucoup de militaires de retour d’Algérie, passablement abrutis par l’absinthe, n’ont trouvé autre chose pour traduire leurs impressions que ces deux mots idiots : couscous et Macache-Bono !

Dans l’après-midi, en auto, nous sommes passés par Dély-Hraim, et El-Achour, où nous avons tout d’abord admiré le magnifique château de monsieur Béraud, belle construction de l’architecture la plus moderne, où l’on pénètre par une superbe allée de palmiers et entouré d’un très joli parc.

M. Béraud, un solitaire, qui s’est exilé volontairement dans ce château, où il vit seul avec des domestiques, s’est excusé de ne pouvoir nous recevoir, mais a mis à notre disposition son régisseur pour nous faire visiter sa cave, qui passe pour une des mieux ordonnées du Sahel.

Cette cave, en effet, mesure 135 mètres de longueur et se compose de 68 foudres de 200 hectos chaque, parfaitement alignés, ce qui flatte agréablement l’œil.

Les vins sont bons, mais avec un peu de terroir et inférieure à ceux de Louis ; Ils se sont vendus 16 fr. ce qui est d’un bon rapport.

Nous passons ensuite par Tiyi-Raîn, et Bircadem en traversant de jolis petits chemins très ombragés, pour arriver à la cave Serva, une des plus importantes du Sahel.

La récolte cette année a été de 28 000 hectos de rouges, vendus à Ricôme, pour le compte de Sipeyre, de Chalons-sur-Marne, au prix de 14 fr. 60.  C’est un vin titrant près de 1é degrés, corsé avec un peu de terroir, mais propre à la région de l’est.

Il restait à vendre 2 000 hectos d’un vin blanc, très réussi, titrant 11 degrés 5, dont on demandait 24 Fr. avec une offre à 22 Fr.

Nous sommes rentrés par Kouba, le ruisseau et le jardin d’essai, où nous avons fait une petite halte.

Ce jardin, longeant la mer, aux portes d’Alger, est sillonné de belles et larges allées, dont la plus remarquable est celle dite « des bambous ». Elle forme une voûte en berceau, ou le soleil ne pénètre pas.

On y remarque que les variétés des plantes et des arbres les plus beaux de ces pays : cèdres, palmiers, dattiers, bananiers, eucalyptus, etc … Il faudrait posséder la science infuse de la botanique pour apprécier et analyser la flore merveilleuse de ces pays chauds.

Nous quittons le jardin en remontant par le Fort des Arcades, nous traversons le bois de  Boulogne, au milieu des acacias et des pins, alors que le soleil projette ses derniers rayons sur la Kasbah, dont la blancheur éclate sous un ciel sans nuages et que la mer étincelle dans le lointain.

Nous terminons cette belle excursion en rentrant par la colonne Voirolles.

 

- 25 Janvier.

 

Dans la nuit, le vent s’est levé, et malgré la pluie qui commence à tomber, nous couvrons l’auto, et nous mettons en route pour explorer la plaine fameuse et réputée de la Mitidja.

C’est une large et fertile plaine qui s’étend autour d’Alger, et que limitent au nord, la Méditerranée, au sud et à l’ouest les contreforts de l’Atlas. Elle paraît formée par les dépôts d’alluvions qu’ont entraînées le lit des rivières qui l’arrosent dont l’Harrach et le Mazafran sont les plus considérables.

Le sol est d’une fertilité exceptionnelle, produisant en quantité les céréales, l’olivier, l’oranger, la vigne et où la colonisation française s’est largement développée autour d’un grand nombre de centres, crées dès le lendemain de la conquête : Marengo, Bouffarick, Rouiba, Mouzaiaville, Ouled-el-Alleg, et faisant revivre par d’abondantes irrigations, une prospérité jadis proverbiale.

Nous prenons en passant à Alger, le fils aîné de M. Ricôme, un grand jeune homme, blond, superbe, bien planté, de 2è ans, qui doit nous servir d’introducteur auprès des grands propriétaires de cette région, qui est la plus productrice de toute l’Algérie pour la vigne.

A ce moment, la pluie tombe en abondance, pour ne pas cesser de toute la journée, mais rien ne nous arrête, et à toute vitesse nous arrivons à Rouiba, chez M. Duroux, viticulteur et en même temps, grand minotier.

La cave est fort belle, on y loge en amphores et foudres une vingtaine de mille hectos. Les vins sont très ordinaires, ont un goût de terroir accentué avec prédominance de Petit-Bouschet.

Nous remarquons en passant la maison natale de Louis, entourée de palmiers, d’orangers et de citronniers ; c’est là où son père, en cultivant les céréales et par un labeur obstiné, a commencé l’édification de cette belle fortune.

A côté, nous nous arrêtons pour visiter la cave très importante et intéressante de M. Bertrand, à Sidi-Ali.

Ce propriétaire, un bourguignon, élabore des vins rouges de qualité vraiment supérieure, pour des vins de plaine, ce qui fait honneur à ses procédés de vinification. Le degré varie de 10,5 à 11. Les vins blancs et rosés sont également très réussis. Toute la récolte est logée en amphore alignées avec beaucoup de symétrie.

Nous arrivons ensuite à Sidi-Moussa, où nous pénétrons dans la cave de M. Péligry, la plus importante de la Mitidja.

Cette cave est monumentale, on y récolte et on y loge85 000 hectos, tout en amphores verrées, dont certaines d’une contenance de 1 000 hectos. On y dispose  de plusieurs grands filtres des derniers modèles avec de grands réservoirs pour donner la pression. Il y a l’outillage d’un grand entrepôt de vins, comme je n’en connais pas du reste, dans le midi. Tout le travail se fait à la vapeur et à l’électricité, et la salle des machines, qui est immense, est vraiment remarquable, tant par son organisation, dernier modèle, que par son entretien et la propreté qui y règne.

Quand aux vins, c’est la grosse cavalerie au goût de terroir très prononcé, mais comme le prix de revient ne paraît pas devoir dépasser 4 à 5 Fr. par hecto, c’est d’un excellent rapport, et une grosse fortune pour l’heureux propriétaire.

On raconte que M. Péligry, le père, qui avait les mœurs d’un conquistador fut accusé d’avoir fait peser un joug odieux sur les indigènes, en en martyrisant quelques uns. De là, un gros procès qui fit du bruit et se déroula devant les assises d’Alger. Il ne dût son acquittement  qu’à l’habile plaidoirie de l’avocat célèbre qu’était Valdeck-Rousseau, dont les honoraires furent taxés, au chiffre fabuleux de 100 000 Fr.

Nous arrivons, enfin, midi ayant sonné, à Bouffarick, centre très important où il se fait un grand commerce de vins, grains et primeurs.

Nous y faisons un excellent déjeuner qui ne nous fait regretter en rien la cuisine française ; Nous avions réellement besoin de réconfort pour continuer notre route !

Nous traversons rapidement Blida, que nous distinguons à peine, tant la pluie fait rage, et nous arrivons à la cave de M. Auguste Germain, à Bourkika.

C’est une grande et belle cave, logeant 35 à 40 000 hectos, de vins rouges très réussis, titrant 12°, achetés par Etchenauer, un négociant de Bordeaux, qui s’y connaît, ayant une succursale à Alger. Avec une voie de raccordement on charge directement de la cave sur wagon.

Nous nous dirigeons ensuite sur Ameur-el-Aïn où nous visitons la cave de M. Maurice Germain, frère du précédent.

La cave est superbe, on y loge dans les 65 000 hectos.

Les vins rouges sont médiocres, mais par contre, les vins blancs sont moelleux et très réussis.

J’y remarque une importante cuverie composées de 70 cuves en ciment.

Le retour s’effectue par Montebello, Attatba. A ce dernier endroit, nous échappons miraculeusement à un accident qui pouvait être gros de conséquences.  Le sol étant détrempé par la pluie, et notre chauffeur étant quelque peu novice, nous nous trouvons projetés dans un fossé longeant la route, et d’une certaine profondeur, par suite d’un dérapage. Nous remontons, je ne sais comment, sur la route, en étant quittes pour la peur et une belle secousse, sans avaries graves à la machine, ce qui nous permet de continuer notre chemin. Restés en panne dans ce pays tout a fait sauvage, nous n’avions d’autre ressource que d’errer une partie de la nuit, sous la pluie, à la recherche d’un gîte, dans un des rares gourbis qui s’apercevaient au loin dans la plaine immense.

C’est dans ces parages que nous rencontrions, de loin en loin, sur les bords de la route, des arabes, couchés, accroupis, vautrés dans la boue et l’humidité.n Rien n’égale l’insouciance et le fatalisme de cette race !

Pour éviter le retour d’un pareil accident, le fils de Ricôme prend la direction ; C’est un chauffeur habile et expérimenté, qui roule chaque jour en auto au milieu de ces importants vignobles. Nous avons maintenant l’assurance d’être ramenés à bon port.

La nuit était venue, le vent avait redoublé de violence, un orage éclate, la grêle se met de la partie, il tonne, les éclairs déchirent la nue, et nous ne sommes pas encore sortis de cette vaste plaine qui présente un aspect lugubre et dont je désespère de voir la fin !

Nous arrivons heureusement, quelques minutes avant 7 heures, aux Quatre-Chemins, à une quarantaine de kilomètres d’Alger, où Louis est encore à temps pour téléphoner à Marie-Thérèse, et rassurer les siens.

Nous rentrons par Birtouta, Birkadem, la Colonne Voirolles, et laissons le fils Ricôme à Alger.

En remontant par les portes du Sahel, le temps se remet au beau, et nous distinguons nettement, et pour la première fois, la comète.

Il est près de 9 heures quand nous arrivons à la campagne, où nous nous réconfortons avec un excellent potage. La causerie pour ce soir est écourtée, car il nous tarde d’aller prendre un repos, pour une fois bien gagné !

 

- 26 janvier.

 

Après cette fatigue de la veille, nous jugeons à propos de nous octroyer une matinée de repos.

Louis me conduit à son laboratoire, où il fait lui même ses analyses de vins, d’engrais. Il a tous les instruments nécessaires pour pouvoir procéder, s’il avait le temps, à des analyses plus compliquées. C’est une vaste pièce avec une chambre noire pour développer ses photographies. Depuis la mort de son pauvre père, surchargé de travail, il s’est vu obligé de négliger ses analyses.

Louis a le goût de la peinture : il me fait admirer quelques jolies toiles dont il s’est rendu acquéreur aux expositions d’Alger Il a payer notamment un superbe paysage d’un peintre de renom, 5 000 Fr.

Il a également le goût des livres, et je m’extasie devant une édition de luxe de « la vie de Jésus » par Masson, en deux volumes qui lui a coûté 1200 Fr.

Nous étions invités à déjeuner chez M. Proal, en famille, avant de nous mettre à table et pour nous ouvrir l’appétit, cet excellent homme nous fait faire le tour du propriétaire. Il y a un grand jardin fort bien entretenu ; M. Proal est un amateur de fleurs, qu’il cultive lui-même, et est heureux de pouvoir offrir à ses invités.

Le déjeuner est parfait, et l’on voit que la maîtresse de maison ne se désintéresse pas à ce qui se passe en cuisine. Les mets sont arrosés des meilleurs vins du cru, et nous glorifions la mère patrie en vidant, au dessert, une coupe d’excellent champagne.

Un quart d’heure d’auto, et après déjeuner, nous voici à Alger.

Louis me fait remarquer sur le boulevard de la République, le plus beau boulevard d’Alger, dominant le port et la mer, les installations somptueuses des grandes banques d’Algérie, qui occupent les plus beaux immeubles de la ville. Nous rentrons successivement dans les halls immenses de la banque d’Algérie, du Crédit Foncier d’Algérie et du Crédit Lyonnais, qui est le seul de nos grands établissements de crédit français qui se soit installé dans notre colonie. Louis a des comptes de dépôts un peu partout, et me paraît être dans les meilleures relations avec ce monde de la finance.

Sur ce même boulevard sont situés les bureaux de M. Ricôme, le plus grand courtier-commissionnaire de l’Algérie. Ils occupent tout l’entresol d’une très belle maison, dont le rez-de-chaussée est lui-même occupé par le garage Gérin,un des grands garages d’automobiles d’Alger : j’y remarque une superbe exposition de voitures des derniers modèles, ainsi qu’un aéroplane «  Blériot » Quelques jours auparavant des expériences d’aviation avait eu lieu aux environs d’Alger.

Vous avez déjà une idée de l’importance des bureaux de Ricôme. Nous franchissons un grand vestibule, avant de rentrer dans la cabinet du patron, artistement et luxueusement meublé ; Je remarque une galerie de tableaux de maîtres, des statuettes, des bronzes et autres bibelots artistiques d’une réelle valeur, le tout évalué par des connaisseurs à une centaine de mille francs !

Nous pénétrons ensuite dans le bureau du gérant, qui n’est autre que le beau-frère du maître. A la suite, un autre bureau, le tout également très coquet, pour le fils aîné de Mr Ricôme. Puis, un grand bureau pour les employés, communiquant avec un vaste laboratoire où un chimiste a à sa disposition tous les appareils nécessaires pour les analyses complètes des vins. Ces analyses portent surtout sur l’acidité volatile, et cependant, dans les contrats, tant soit peu draconiens, imposés par le commerce aux propriétaires, ceux-ci garantissent leurs acheteurs contre les risques de la piqûre, en prenant à leur frais les soutirages qu’ils exécutent sous la surveillance, et après les instructions, de ces derniers. Voilà donc le vin garanti jusqu’au départ de la cave, contrairement à ce qui se passe dans le midi. Les propriétaires d’Algérie qui avaient, un moment, voulu faire modifier ces contrats dans un sens plus favorable à leurs intérêts, se sont heurtés à un refus absolu de la part du commerce.

Il existe ensuite, dans l’endroit le plus isolé de ce bureau, un cabinet où le patron aidé d’un sténographe et d’une dactylographe, vient, avant le départ des paquebots, expédier son courrier.

Cette organisation laisse loin derrière elle l’installation tout à fait rudimentaire, même des principaux commissionnaires du Midi !

Et Mr Ricôme a son logement particulier au dessus de ses bureaux, au premier étage de cette splendide maison. Il dispose de 3 automobiles, dont une limousine de luxe, tant pour le service de la ville, que pour explorer le vignoble.

Mais nous allons marcher de surprises en surprises : nous partons avec une de ces autos, et descendons vers le port. Un rapide coup d’œil sur ce port merveilleux qui, comme la ville elle même, s’est rapidement agrandi par la création d’un arrière port à l’Agha.

Par le nombre et le tonnage des navires qui le fréquentent, le port d’Alger se place immédiatement après Marseille et le Havre.

Mr Ricôme nous conduit d’abord à son chai de Bab-à-Zoum, sur le port ; C’est un vaste et grand bâtiment couvert en tuiles, garni de grandes cuves en ciment et verrées pour mélanges. Les vins ne font que passer par cet entrepôt, où il existe une installation, dernier modèle, pour le filtrage et la décoloration des vins rosés. A la récolte, on peut filtrer un millier d’hectos par jour, et il ne reste plus qu’à pousser les fûts à bras d’homme, au quai d’embarquement.

Une voie ferrée maritime, où circulent également des charrettes, dépose les fûts pleins venant de la propriété, à l’entrée de ce magasin.

Comme facilités et accélération du travail, c’est comme on le voit, admirablement compris.

Une puissante machine se charge de l’étuvage des fûts à la vapeur ; Les menus outils ont leur place dans des tableaux spéciaux, et partout règne l’ordre le plus parfait.

Nous nous dirigeons ensuite sur le chai de l’Agha.

C’est ce que l’on peut appeler une installation monumentale, qui s’annonce par une façade artistique en céramique du plus bel effet, avec comme attributs, d’immenses grappes de raisins.

On y loge en cuve, 20 000 hectos. Avec une installation tout moderne, avec l’éclairage électrique et la vapeur, on filtre, on pasteurise et on décolore les vins rosés.

Il existe au-dessus des cuves de vastes greniers asphaltés où on peut loger 20 000 demi-muids, qui s’arriment en 9° et 10° rang.

Dans la partie supérieure du bâtiment, j’ai vu une tonnellerie modèle, où sont occupés une trentaine d’ouvriers qui réparent et fabriquent du neuf. Un monte charge mécanique sert au passage des fûts vides d’un magasin à l’autre.

Ricôme est, tout à la fois, courtier pour la place, commissionnaire pour la France et l’étranger, et de plus, loueur de futailles.

Originaire de Montpellier, et venu en Algérie sans sou ni maille, il y a une trentaine d’années, ses débuts furent plutôt pénibles. Il s’occupa d’abord du courtage des grains ; C’est là où il fit la connaissance de l’oncle, qui était alors régisseur d’une grande ferme de L’Arba, et qui s’intéresse à lui en qualité de compatriote.

Il fut initié au courtage des vins par un nommé Bonnafé, montpelliérain comme lui, garçon très intrigant, qui était de la partie, mais était joueur et débauché, comme beaucoup de méridionaux de l’époque. Après sa séparation d’avec Ricôme, ce Bonnafé put exercer son industrie dans la province d’Oran, qui était alors le grand centre vignoble de l’Algérie ; Depuis, la suprématie est revenue à la région d’Alger. Ce Bonnafé a fini misérablement : il s’est pendu !

Ricôme, au contraire, prenait la première place dans le courtage à Alger avec l’appui puissant de cet excellent oncle qui lui ouvrait, en même temps que sa bourse, les portes des plus grandes caves de la contrée. A un certain moment, Ricôme se trouvait débiteur de l’oncle de plus de 400 000 Fr. Aussi, peut-on voir à la place d’honneur dans sa superbe galerie de tableaux, la photographie agrandie de celui qui fut son bienfaiteur et son conseil.

C’est à cette époque, qui remonte à une vingtaine d’années, étant alors modeste gérant d’une des succursales de la maison Chardon à Cette, que ce brave oncle insista pour que je vienne essayer, moi-même, de me créer une situation dans ce pays neuf. Des raisons de famille m’en empéchèrent, et j’ai eu maintes fois l’occasion de regretter amèrement de n’avoir pas su vaincre certaines résistances sans lesquelles l’avenir des miens aurait été depuis longtemps assuré.

Ricôme possède tout au plus une instruction primaire, mais il est actif, intelligent et travailleur. C’est, comme on peut le voir, un grand brasseur d’affaires. Possédant la confiance des banques, il s’est lancé dans la spéculation à outrance, ce qui ne paraît pas lui avoir toujours réussi, car, il y a quelques années, il fût fortement discuté.

Madame  Ricôme est une des grandes élégantes d’Alger ; On mène dans cette maison un train princier ; Ricôme, lui-même, a le geste noble :il n’est pas de souscription en faveur des malheureux où il ne s’inscrive pour un billet de 500 ou 1 000 Fr . Par cela même, il jouit d’une grande popularité dans la ville d’Alger. Cet homme aurait été tant soi peu économe, qu’il serait aujourd’hui archi-millionnaire.

Son chiffre d’affaires depuis le début de la campagne, avait à l’heure actuelle, dépassé 900 000 hectos.

Son fils aîné me racontait, tout simplement, sans forfanterie, que dans une seule journée, en pleine effervescence d’un début de campagne, ils avaient arrêté, terminé, confirmé, la quantité fabuleuse de 200 000 hectos. Avec 0 Fr 25 centimes par hecto pour les affaires de place, et 1 Fr. pour le dehors, on peut avoir une idée du gain énorme réalisé en un jour ! Avec un tempérament de marseillaise comme sa femme, auquel le mari ne sait opposer le moindre frein, il n’y a rien d’étonnant à voir ce couple, de parvenu en somme, se livrer à la danse folle des écus !

Je ne sais si j’aurais pu réussir à esquisser un des grands manitous du commerce des vins, universellement connu sur les grands marchés de France et d’Algérie. Avec du tempérament, beaucoup d’aplomb, en y ajoutant une veine insensée et merveilleusement servi par les circonstances de temps et de milieu, voilà à quels sommets on peut atteindre dans son métier ! Mais en bas, que d’efforts stériles, que de travail, que d’énergie, consumés en pure perte ! C’est ce qui me faisait dire ironiquement à cet éminent confrère en le quittant : « Je n’ose à vos yeux me parer du titre de commissionnaire, car par rapport à vous, nous ne sommes, mes collègues de Béziers et moi-même, que de vulgaires décrotteurs ! »

Avant de quitter Alger, Louis a tenu pour achever la journée à me faire visiter un chai de négociant.

Nous sommes introduits dans la maison Latrille Frères, par Mr St Martin, représentant de commerce, encore un des nombreux débiteurs de l’oncle, pour une créance hypothécaire de 25 000 Fr. avec 4 années d’intérêts de retard.

MM. Latrille Frères ont leur maison principale à Bordeaux, mais leur succursale d ‘Alger est très importante et dispose d’une installation des plus moderne.

On y loge en cuves verrées 20 000 hectos, avec une canalisation séparée pour vins blancs et vins rouges.

Les filtres sont perfectionnés, des derniers modèles ; L’un d’eux a coûté une quinzaine de mille francs, et le tout est actionné par l’électricité. Le filtrage se fait seul, automatiquement et on me faisait remarquer que pendant les deux jours de fêtes du premier de l’an, 800 hectos s’étaient filtrés sans le secours d’aucun ouvrier, avec la seule surveillance du maître de chais, logé dans les magasins et auquel il avait suffit de se déranger 2 à 3 fois dans la journée, pour ouvrir ou fermer les robinets : 2 cuves se vident dans les filtres pendant que 2 autres se remplissent.

Cette maison a la spécialité des vins blancs, et au moyen d’un appareil mu par l’électricité, le noir animal est tenu en suspension dans les cuves pour activer la décoloration.

On m’a fait déguster un type de vin blanc à fort degré, souple, moelleux, pour l’exportation, des mieux réussis.

J’ai remarqué une salle d’attente pour les courtiers, qui ressemble à un véritable salon avec peinture à fresque, aux murs et plafond. Des sièges très élégants et confortables s’offrent à MM. Les courtiers, et sur une table, sculptée en chêne massif, s’étalent des journaux et des revues pour les distraire de leur attente.

Nous avons reçu l’accueil le plus charmant d’un des frères Latrille, qui dirige la maison d’Alger. Il est membre de la chambre de commerce et possède une importante propriété sur le littoral, aux environs d’Alger, où il cultive la vigne et les primeurs. Ce bordelais raffiné s’est épris d’Alger et de son climat, et a fait sans regrets, l’abandon de son ancienne patrie. J’avais, auparavant, fait la connaissance, à la sortie de la messe des hommes, dimanche dernier, de Mr Chevalier, père, le grand marchand de bois, qui a de nombreuses succursales à Cette, Bordeaux, Odessa, la Nouvelle Orléans et qui passe en Algérie la majeure partie de son temps.

Après avoir fait quelques provisions pour l’excursion projetée du lendemain, aux gorges de la Chiffa, chez un grand marchand de comestibles de la rue d’Isly, aussi bien achalandé que le renommé « Cassoute » à Marseille, ou le non moins réputé « Yateleb » à Lyon, la nuit étant venue, nous rentrons à la campagne par un temps très clair et très beau, qui nous remplit d’espoir pour le lendemain.  Nous franchissons de toute vitesse de l’auto les portes du Sahel, en jetant un dernier regard sur la ville, et le port qui disparaissent au loin sous un flot de lumières.

 

- 27 janvier.

 

De bon matin, à 7 heures, avant le réveil des enfants, nous nous entassons dans l’auto, une superbe 24 H.P. Renault. Nous sommes 6 : Mme Vidal, Marie-Thérèse, Melle Marguerite, une de ses cousines du Var, au caractère doux et charmant, quoique paraissant déjà avoir dépassé la trentaine, Louis, le chauffeur et moi.

Nous réussissons avec le temps : c’est une véritable journée de printemps qui s’annonce.

Nous passons par Dely-Brahim et Douéra, une importante et jolie bourgade aux confins du Sahel : j’y remarque le dépôt des pénitenciers militaires, qui sont employés sur les routes ou aux travaux des champs, sous la conduite de surveillants, le fusil armé et sur l’épaule, prêts à réprimer la moindre tentative de sédition.

Descendus dans la plaine de Mitidja, par les Quatre-Chemins, je revois Boufarik et sa fameuse allée d’orangers qui borde la route.

Nous voici à Blida, à 50 Km d’Alger sur les bords de l’oued Sidi-el-Kébir qui a toujours de l’eau, au pieds de l’Atlas, à la lisière de la Mitidja.

C’est une ville de 30 000 habitants, faisant un commerce d’oranges renommées.

Blida présente un mélange de constructions arabes et française, avec ses rues longues, étroites, ses maisons basses, elle a plutôt le caractère d’une ville arabe, enfouie dans les jardins de mimosas, d’orangers, de citronniers et d’oliviers. On dirait une sorte de Capoue musulmane !

C’est dans cette ville où tiennent garnison deux régiments fameux : le 1° Tirailleurs, et le 1° Régiment de chasseurs d’Afrique. Nous avons été reçus dans l’intérieur par un officier de Tirailleurs, un jeune lieutenant, condisciple de Louis au collège d’El-Biar. C’est un garçon charmant, marié récemment avec une superbe Algérienne, non moins charmante et réalisant à eux deux, ce qu’on paut appeler un joli couple ! Malgré la solde de campagne allouée à tous les officiers qui résident en Algérie, il se dégage plutôt de cet intérieur une impression de misère dorée.

Je suis allé voir Baude, un bittérois, employé dans la chapellerie Nadal, dont il doit prendre la suite. Le magasin est situé au milieu de la rue « Abdala », la plus commerçante de la ville, occupée presque exclusivement par les juifs, qui s’entendent pour exploiter les arabes ! Baude qui est marié et a un enfant, me paraît tout à fait acclimaté ; Il ne doute pas de mieux réussir dans ce pays nouveau qu’à Béziers.

Avant de quitter Blida, nous allons visiter le Marabout Sidi-el-Kébir, situé sur le flanc de la montagne, et le vieux cimetière arabe qui l’entoure. Dans les alentours s’étendent les gourbis d’une tribu très intéressante de mendiants arabes. Nous sommes reçus à l’entrée du cimetière par u !n aspirant marabout, récitant le « Coran », ce qui, malgré la majesté du lieu, ne nous donne nulle idée d’abjurer la religion de nos pères !

Louis a pris un instantané très réussi de ce Marabout.

Nous nous sommes rendus ensuite au « Bois-Sacré », un des plus beaux jardins publics de la ville, où sont érigés deux Marabouts célèbres. Nous avons été également photographiés au pied de l’un de ces Marabouts.

De là, nous avons commencé l’excursion des « Gorges de la Chiffa », entre deux montagnes élevées de l’Atlas, dont les sommets étaient recouverts de neige.

La route taillée dans le roc n’est qu’une suite ininterrompue de contours où l’œil plonge sur des précipices sans fonds ; un chemin de fer de montagne, reliant Blida à Médéah, serpente entre ces gorges, passant sous d’innombrables tunnels, ou sur des ponts métalliques suspendus bien haut au dessus de nos têtes, passant ainsi d’une montagne à l’autre, merveilles de la science, apportant la civilisation dans ces pays sauvages, il y a peu de temps encore, de véritables repaire de brigands où notre vieille armée d’Afrique connut les jours les plus sanglants de la conquête.

Après avoir franchi les gorges, il était un peu plus de midi, nos nous arrêtons enfin à un endroit dénommé le « Camp des chênes » à 20 Km de médéah ; actionné par l’air vif des montagnes, nos estomacs commençaient à crier famine ! Nous garons l’auto contre le parapet d’un pont où nous installons nos provisions ;arrosons de vin rouge vieux du Sahel, de 4 à 5 ans, vin blanc vieux cru, qui soutient la comparaison avec un délicieux Sauterne, que nous avions également apporté et au dessert, nous vidons une coupe de champagne à la santé des absents, tout en célébrant les charmes de cette délicieuse excursion.

Pendant ce temps un groupe d’arabes s’extasie devant l’automobile et nos provisions. Nous leur donnons les reliefs du festin qu’ils engloutissent en montrant leurs dents du plus pur ivoire, et en nous remerciant par des gestes d’une mimique expressive !

Je songeais en ce moment que mon pauvre père, guerroyant dans ces contrées il y plus de 60 ans, devait se contenter alors de la maigre pitance du soldat. Je me souvenais d’une lettre écrite à mon grand père, ingénieur des ponts et chaussées, par le capitaine de son fils, le Poitevin de la Croix Vaubois, devenu depuis général, datée de ce « camp des chênes » où il lui faisait l’éloge des qualités de vaillance de son fils, alors caporal de zouaves, et c’est plutôt avec un sentiment de sincère humilité que me revenait à la mémoire les vers du poète : « où le père a passé, passera bien l’enfant .»

Que sont devenus la plupart de ces fiers soldats de 7 ans, de cette admirable armée d’Afrique, venus des coins les plus reculés de la terre de France, qui au prix de leur sang et souvent de leur vie, ont ouvert à la civilisation ce pays barbare ? Beaucoup, rentrés dans leurs foyers, décimés par la maladie se sont éteints dans la misère, sans que la patrie, toujours ingrate aux humbles, ait su se rappeler leurs services. Et la pensée de mon père me revenait, reprenant de nouveau du service pendant l ‘année terrible, s’enrôlant dans une compagnie de Francs-tireurs, sans qu’un simple bout de ruban soit venu récompenser son obscur dévouement.

Les zouaves c’est un peu l’histoire de l’Algérie ! On les trouve partout à l’époque de la conquête ; Il n’est pas de combats où ils n’aient pris une part glorieuse. Pendant son long congé de 7 ans, mon père ne vit son régiment rassemblé qu’une seule fois, et quand arrivant dans une nouvelle étape, la sentinelle criait « qui vive », le Tambour Major qui précédait la colonne répondait : « premier régiment du monde ! »

Ces premières campagnes d’Afrique, c’était une nouvelle épopée ! qui s’en souvient aujourd’hui ?

Bien peu, même parmi les heureux colons, qui sont venus ensuite recueillir les fruits de la victoire.

Revenons à l’heure présente : pendant ce déjeuner, nous voyons passer, à dos de mulet, un garde forestier, sa femme et ses enfants, qui allaient rejoindre un poste éloigné en pleine montagne ; Il est encore quelques braves gens qui peuvent, sans honte, émarger au budget !

Revenu par le même chemin, sous l’influence de ce bon déjeuner, nous nous intéressons d’avantage à la beauté des sites !

Nous sommes amusés par la vue d’un très beau singe, qui traverse la route effrayé par le bruit de l’auto, et grimpe dans les rochers avec une rare agilité. Nous admirons une cascade merveilleuse descendant d’une haute montagne.

Un peu plus loin, c’est l’endroit renommé du « ruisseau des singes », où s’élève un restaurant pour les touristes, en pleine montagne, et où nous voyons distinctement des singes prenant leurs ébats au milieu des bois.

Quelques instants après, nous sommes arrêtés au milieu des gorges par une troupe d’arabes, des mendiants, qui nous invitent à visiter une superbe grotte, dont ils nous éclairent l’intérieur en faisant flamber des feux de paille. J’évoquais en moi-même le conte fantastique « d’Ali baba ou les 40 voleurs ». Ils étaient à peu près ce nombre, et n’avaient pas des mines très rassurantes !

 

Le retour s’effectue par le village de la Chiffa, Mouzaïaville, El-Afroum, Bourbika, Marengo. A ce dernier village, dont le nom rappelle un furieux assaut donné autrefois par nos armes, nous quittons la plaine de la Mitidja, et après avoir traversé le bois de la Femme Sauvage, nous regagnons le Sahel en passant par le littoral.

A Tipaza, nous traversons un bois merveilleux, planté de pins, d’eucalyptus, de chênes lièges, de cèdres et d’oliviers, le tout surplombant la mer bleue : un vrai cadre pour le fameux décor de l’Afriquaine, où se murmure la fameuse romance de « Mancenillier » !

Nous remarquons au milieu d’un parc, disparaissant presque sous la verdure, un superbe sarcophage romain. Aux bords de la mer, les ruines d’une ancienne ville romaine, Rome ayant étendu, autrefois, sa domination sur le monde.

Nous passons ensuite à Bérard, Castiglione (encore un nom rappelant une de nos victoires) c’est un grand village, avec une très jolie plage ; belle terrasse sur la mer. On y a construit d’élégantes villas, habitées l’été par la bonne société d’Alger à qui certaines fonctions, ou obligations, ne permet pas d’aller villégiaturer dans les stations thermales de la métropole. Nous nous rafraîchissons dans un café au boerd de la plage, avec de la limonade exquise, fabriquée à Zéralda.

Partout je remarque des vignes admirablement cultivées, en terres rouges et sablonneuses, devant produire d’excellents vins.

Il existe un chemin de fer qui part d’Alger, et qui dessert le littoral.

Sur les terrains longeant la mer, on cultive les primeurs : petits pois, pommes de terre, tomates, etc… avec des abris en roseaux pour les préserver des gelées.

Nous aboutissons ensuite à Sidi-Ferruch, pointe avancée dans la mer, où les Français débarquèrent en 1830. J’ai été surpris qu’aucun monument ne commémore cet événement. J’y remarque une jolie plage, un fort, occupé par des soldats du Génie, et une forêt de pins dominant la mer.

Le retour s’effectue par la Trappe, au milieu d’importants vignobles, et sur de belles routes ombragées par de beaux arbres.

Nous rentrons à Chéragas à 6 heures du soir, après avoir parcouru environ 250 km en plein pays de rêve. Je n’oublierai de longtemps cette belle journée ; Grâces en soient rendues à mon cher hôte, car un riche anglais n’aurait pu désirer un meilleur emploi du temps.

 

- 28 janvier.

Le matin, pour nous remettre de nos fatigues de la veille, nous restons à la maison et Louis en profite pour me faire visiter la cave des vins fins, située dans les sous-sols, dans un endroit très frais à l’abri du sirocco.

J’y vois des milliers de bouteilles alignées, de quoi faire pâmer tout un couvent de moines du temps légendaire des Gorenflot.

J’y procède à une dégustation sérieuse, qui m’engage à lui conseiller d’éliminer certains vins, que l’on a eu le tort de laisser un peu trop vieillir, ce qui fait valoir les habitudes de sobriété et de tempérance de la maison.

Par contre, j’y distingue des vins vieux rouges et blancs de 5 à 6 ans, extraordinairement conservés, ayant de la sève et du bouquet et imitant à s’y méprendre certains crus classés de la Bourgogne et du Bordelais.

D’autres vins de liqueurs : Porto, Tokay, Alicante, Muscat, sont admirablement réussis.

Dans tous les repas faits à la maison, j’avais du reste l’occasion d’apprécier ces vins que Louis prodiguait vraiment sur sa table. Heureusement que la vie au grand air en dissipait les vapeurs, autrement j’aurais eu à me montrer sérieusement inquiet pour mes rhumatismes !

En passant dans un autre endroit très frais, je vois la réserve de saucissons, jambons, boudins, andouillettes, confits d’oies. On peut soutenir un siège, car deux superbes porcs, élevés dans la basse-cour  ont été égorgés, et c’est une véritable ressource quand on se trouve éloigné de la ville.

Dans l’après-midi, nous montons en auto pour aller visiter la propriété de Baînem, qui appartient à Louis, et est exploitée à mi-fruit, par M. Boyer, l’oncle de Louis, aidé par deux de ses fils, l’aîné et le plus jeune. Mr Boyer père est un petit vieillard, trapu bien conservé, affligé seulement d’un tremblement nerveux, un restant des fièvres qui ne l’ont pas épargné dans sa longue existence de colon, commencée à l’Arba, car c’est un contemporain de l’oncle.

Cette cave est située en plein Sahel, on y récolte 5 à 6 000 hectos.

On devrait y faire des vins de choix, mais à la dégustation, je crois m’apercevoir que la vinification y est tant soit peu négligée. Le papa Boyer ne me paraît pas être encore entré dans la voie du progrès !

Le logement est en foudres et amphores.

Louis m’apprend, incidemment, que son oncle, en exploitant à mi-fruit du vivant de son père, avait à sa charge la totalité des engrais, soufres, et autres produits nécessaires à la culture de la vigne. Il en était résulté que le père Boyer, tout en travaillant, n’avait jamais gagné d’argent.

Pour réparer cette inégalité, louis, après la mort de son père, a pris à sa charge la moitié des frais d’entretien, et après avoir évalué le préjudice qui avait pu en résulter pour son oncle, lui a compté royalement, on peut le dire, une somme de 70 000 Fr.

Cette action peint tout le caractère de Louis, c’est un excellent cœur, épris de justice et rempli de bonté.

Nous allons ensuite rendre une deuxième visite à Beni-Messous, dont je n’avais pu me rendre un compte exact le jour du Railly-Papers.

C’est une grande et belle cave, pouvant actuellement loger 16 000 hectos, située aux confins du Sahel et aux portes d’Alger.

La propriété a été achetée de compte à demi avec Ricôme, mais celui-ci doit à Louis 270 000 Fr. sur sa part. Comme elle est évaluée à 800 000 Fr. il s’en faut de peu, comme on voit, pour que Louis n’en soit l’entier propriétaire.

Ils escomptent arriver à produire 25 000 hectos.

Le logement est amphores verrées et foudres.

J’y remarque une grande propreté, beaucoup de symétrie, une cuverie modèle avec une trentaine  de cuves en ciment.

Cette cave peut être classée parmi les plus belles et les plus intéressantes  de la région, aussi M. Ricôme ne manque-t-il jamais l’occasion de la faire visiter et d’en faire les honneurs, comme s’il en était le seul propriétaire, à ses acheteurs de France ; Ce qui contribue encore à augmenter son prestige.

Il y a de beaux et vastes bâtiments d’exploitation, des écuries bien garnies.

Ernest Boyer est un régisseur modèle qui a l’œil à tout, ce qui ne l’a pas empêché d’avoir passé pour son compte, un bail de 20 ans, d’une propriété dépendant d’une ancienne congrégation, qu’il a sous-louée, et dont il compte retirer 20 000 Fr. par an.

De la grande terrasse de la ferme on domine toute la propriété de Beni-Messous.

Au côté, s’élève une superbe maison, genre mauresque, meublée dans le style, avec devant un  beau jardin, planté de magnifiques palmiers.

Nous assistons le soir, à 6 heures, à l’arrivée sensationnelle dans une brillante limousine, de Madame Ricôme et sa fille, enveloppées de riches manteaux de fourrure. Combien de véritables propriétaires se montrent plus modestes !

Nous rentrons à la campagne, et mon départ étant proche, nous décidons d’aller passer toute la journée du lendemain à Alger, pour visiter la ville à fond.

 

- 29 Janvier.

 

Levés dès 6 heures, en compagnie de Marie-Thérèse, de Melle Marguerite, et de Louis, nous quittons la campagne à 7 heures précises, et prenons en passant Mr Proal, qui, ayant habité Alger pendant très longtemps, s’est offert à nous servir de guide.

Nous laissons l’auto, auprès de la caserne d’Orléans, occupée par les Zouaves, et nous voici sur les hauteurs de la Kasba à environ 120m.d’altitude. Sous nos yeux se déroule un panorama magnifique :

La ville s’élève en amphithéâtre sur le flanc de hautes collines au bord d’une large baie demi-circulaire ; la Kasba, en forme le sommet.

Par suite de la réunion à Alger de ses faubourgs : St Eugène, au nord et Mustapha au sud, la ville dépasse aujourd’hui 2000 000 habitants. Sa banlieue est considérable, car toute la côte que l’on peut découvrir, du haut de la Kasba, depuis la pointe Pescade jusqu’à la Maison Carrée, sur une étendue d’environ 15 Km est bordée d’une suite presque ininterrompue de constructions.

Nous remarquons une vieille porte, débris des anciennes fortifications, du plus curieux effet au dessus duquel s’étage le fameux «  pavillon du coup d’éventail », dont Louis possède une belle toile dans son bureau qu’il a payé 500 Fr.

Nous voyons un assez grand rassemblement d’arabes occasionné par une mauresque ayant, nous dit-on, dans la nuit , étranglé un jeune enfant de 8 ans.

Guidés par Mr Proal, nous commençons ensuite la descente de la Kasba. Engagés dans un véritable dédale de rues tortueuses, étroites, où 3 personnes auraient peine a passer de front, notre guide perd le filet, nous tombons en plein dans les quartiers excentriques, siège d’une prostitution cosmopolite, où les trois races : blanche, jaune et noire, vivent sous le même toit.

Sur le seuil de ces maisons basses sont accroupies d’affreuses mégères, la figure tatouée, les traits ravagés par les débauches de la nuit. On nous interpelle dans toutes les langues, et je vois encore une grosse bonne-femme, costumée en almée, nous inviter à boire le café maure et à admirer la danse du ventre !

Mr Proal se désole, il est tout confus de nous avoir égarés dans ce labyrinthe, dont nous sortons difficilement.

Je me rappelle être passé dans une ruelle, dénommée la « rue du diable », qui mesure à peine 1m de largeur ; de l’étage d’une maison à celui d’en face on peut serrer la main !j’ai pu ainsi donner un coup d’œil dans des intérieurs arabes dégoûtants de saleté et répandant une odeur pestilentielle.

Nous pénétrons enfin dans la ville européenne, et nous arrêtons tout d’abord à la principale Synagogue des juifs, rue Bab-ab-Zoum. J’y ai remarqué des types très curieux. Le rabbin officiait pendant que tous les assistants restaient assis et coiffés, chacun s’entretenant de ses petites affaires. C’est plutôt un lieu de conciliabules qu’un lieu de prières !

Nous visitons une exposition indigène de tapis, broderies, et objets d’art arabe, très curieuse et installée dans une école supérieure affectée spécialement aux jeunes arabes.

Revenant dans la rue Bab-ab-zoum, j’y remarque quelques restaurants arabes, italiens et espagnols qui me paraissent assez bien achalandés.

Nous visitons la Grande Mosquée, puis nous quittons la rue Bab-ab-Zoum pour aller visiter la petite Mosquée de la place du gouvernement. Dans ces Mosquées, l’office ou le prône se fait le vendredi. Il n’y a rien que des tapis, la chaire où monte l’iman qui fait la prière, et des lustres.

Avant de quitter la place du Gouvernement, d’où nous jouissons d’une vue superbe sur le port, j’admire la statue équestre du Duc d’Orléans.

Nous descendons à la Marine, où se tient le marché au poisson ; Il existe tout alentour, de nombreux restaurants pour toutes les bourses, comme sur le vieux port à Marseille : c’est le rendez-vous des amateurs de poisson.

En remontant dans l’intérieur de la ville, nous visitons le marché de la viande, admirablement installé, et où les bouchers arabes paraissent en majorité.

Nous nous rendons ensuite chez Mr Sigrist, le représentant de la grande imprimerie Arnaud de Lyon. Ce monsieur est assez bien posé sur la place ! il organise des expositions de peinture , et au moment où nous présentons chez lui, il pose dans son luxueux cabinet de travail devant un peintre d’un certain talent, m’assure-t-on, qui travaille à son portrait et qu’il recommande à Louis.

Nous passons chez Ricôme qui s’est offert de me retenir une bonne place à la transatlantique, dont il est un des gros chargeurs, pour mon départ du lendemain.

Nous rentrons à la mairie, construction moderne, où je remarque la salle des mariages, décorée avec beaucoup de goût, et où le blanc, couleur d’hyménée, prédomine. C’est là où Louis s’est marié il y a 4 ans, et les fruits de cet heureux hymen auront été féconds, puisque au joli mois de mai, ils attendent leur quatrième bébé !

Voici midi, et nous allons faire un succulent déjeuner à la brasserie du Phénix. A certaines tables, en compagnie d’européens, se trouvent mélangés des arabes habillés très élégamment  à la dernière mode parisienne. Rien dans le costume ne les distingue des autres convives, que la « chéchia », sorte de calotte rouge surmontée d’un énorme gland. L’arabe conserve, ainsi, sa nationalité et je me demande si même, au sortir de nos universités, ne couvera pas toujours au fond de leur cœur la haine de l’étranger, le mépris du chrétien.

Nous prenons le café au continental, sur la terrasse, en face du théâtre, un très joli monument. Je remarque de nombreux cafés, pouvant rivaliser par le luxe et les décors, avec ceux de la célèbre Cannebière. La brasserie Gruber, sur le boulevard de la République, est un modèle du genre : les colonnes figurent d’immenses palmiers, étendant leurs larges feuilles, d’un vert de printemps, sur les consommateurs éblouis !

Dans l’intérieur de la ville, ce n’est que beaux boulevards, grandes et belles rues à voies très larges, constructions, la plupart neuves et splendides, ne le cédant en rien aux principales villes de France : Lyon ou Bordeaux.

Nous faisons la rencontre d’un jeune abbé, vicaire de l’Agha, ami de Louis, qui nous facilite l’entrée de l’archevêché, ancien palais maure, une merveille que nous visions en détail.

Les ornements en relief des voûtes et des plafonds, les mille sinuosités tracées sur les parties planes, à l’aide de la pointe ou du pinceau, par des artistes au goût affiné, donnent aux mosquées et aux palais arabes, l’éclat et l’attrait. Le mot arabesque traduit mieux que ne saurait le faire une longue description, le charme particulier de ces menus dessins, assez semblables aux broderies d’un tissu d’orient.

Nous visitons ensuite « le Palais d’Hiver du Gouverneur » ancienne résidence du Bey, relié et adossé à la Cathédrale qui était elle-même une ancienne mosquée.

Le grand salon de réception est du plus pur style oriental. C’était autrefois l’ancien Harem du Bey, où étaient logées les 7 favorites sous la garde des eunuques ; ces femmes vivaient autrefois dans la claustration la plus absolue.

Le grand harem qui se trouvait un peu plus loin a disparu dans un incendie ; on y logeait 300 femmes. Ce genre de palais est dénommé aussi « Sérail », le Bey n’avait que l’embarras du choix !

Nous nous rendons de là à la bibliothèque, ancien palais maure, dans un quartier très curieux, au bas de la Kasba, rempli de vieilles maisons mauresques.

Nous visitons le musée, construction moderne, sous la conduite de Mr Sigrist, qui avant l’ouverture des portes, nous fait pénétrer au milieu de l’exposition des « peintres orientalistes »  dont l’accès avait été jusqu’à présent interdit aux profanes.

J’y admire de superbes toiles, et exposé en bonne place, un prtrait très ressemblant de Ricôme, d’un peintre renommé de Paris.

Louis s’était rendu acquéreur d’un paysage qu’il a payé 1000 Fr et qui figure au salon.

Le retour s’effectue à la nuit tombante par Mustapha Supérieur, où nous nous arrêtons au « Palais d’été du gouverneur ». C’est une très belle construction moderne dans le style oriental. La salle des fêtes est merveilleuse, avec vue sur un parc superbe, où s’épanouit sous l’abri d’arbres séculaires, la flore superbe de ces pays. Dans le fond, on jouit d’une très belle vue sur la mer, le port et la ville.

A l’entrée du palais ont été érigés les bustes de tous les anciens gouverneurs de l’Algérie, dont la plupart évoquent le souvenir du succès de nos armes : Le Maréchal Randon, le légendaire Maréchal Bugeaud, Changarnier, Lamoricière, le Duc d’Aumale, Pélissier, Mac-Mahon, Chanzy ; puis c’est le tour des gouverneurs civils qui a commencé avec Albert Grévy, le frère de notre troisième président de la république, qui avec son gendre Wilson a si bien instauré en France le régime des profitarts ! Les militaires, au moins, avaient couru des dangers, et gagné, par l’épée et la victoire, le droit de s’imposer tant à la crainte qu’à l’admiration des indigènes.

Le quartier de Mustapha est tout simplement féerique avec ses palais, ses villas, ses jardins, et ses grands hôtels pour hiverneurs. J’y jette à regret un dernier regard avant de reprendre le chemin de la campagne où je vais dormir ma dernière nuit sous le toit si hospitalier de mon hôte.

- 30 janvier.

Je suis levé à 6 heures avant le jour ; je boucle ma valise et à 7 heures, venus tant en auto qu’en bracke, nous étions tous réunis pour entendre la messe dans une ancienne salle de l’école de garçons, aujourd’hui laïcisée, et qui sert d’église dans ce petit pays.

Un vieux curé, ancien aumonier d’un couvent de sœurs cloîtrées, n’en finit plus de marmotter des prières, et cette messe basse se prolonge pendant 1 heure et quart, ce qui finit même par lasser la patience des meilleurs dévots !

A la sortie, j’accompagne tante au cimetière, où je fais une dernière visite au tombeau de ce cher disparu dont le souvenir remplit encore toute la maison ; nous avons tous les deux le cœur bien gros, nos pensées se confondent et c’est à peine si quelques mots s’échappent péniblement de nos lèvres.

Rentrés à la maison, Louis s’aperçoit qu’avec tout ce surmenage il n’a rien moins oublié que de me faire faire « le tour du propriétaire ».

Nous visitons donc de fond en comble la vieille maison mauresque, où de réelles améliorations et transformations ont été faites depuis le mariage de Louis. On y trouve aujourd’hui tout le confort moderne, et l’épaisseur des murs vous met à l’abri du froid en hiver, tout en vous procurant  une salutaire fraîcheur en été.

Les bâtiments d’exploitation sont très vastes ; il existe même une scierie mécanique perfectionnée où se débite le bois pour charpente et les piquets pour la vigne.

L’heure du départ approche, et le déjeuner est des plus triste. Le départ d’Alger doit avoir lieu à midi et demi et il est midi quand nous quittons la campagne en auto accompagné par Tante, Marie-Thérèse, Mr Proal et Louis.

Nous arrivons juste, on va lever les amarres, nous avons à peine le temps de nous embrasser une dernière fois ; nous avons tous les larmes aux yeux ; je men place sur le pont à l’arrière du bateau et mouchoirs et chapeaux s’agitent jusqu’à ce que l’on se soit perdu de vue.

Le temps est sombre, une pluie fine et pénétrante commence à tomber, la mer est d’un calme plat. Alger disparaît vite dans la brume, car nous marchons à une belle allure. Tout prête à la mélancolie ; j’emporte le souvenir ému et tout à la fois attristé par cette brusque séparation , de ces trop courtes et délicieuses journées passées dans un milieu charmant qu’une simple exclamation ne saurait mieux définir : «  ah, les braves gens ! »

A bord du Charles Roux.

La mer est toujours calme, et noue étions loin de nous douter que ce calme était précurseur de la tempête. La pluie qui continue de tomber ne nous permet pas de rester sur le pont et nous oblige à nous réfugier dans le fumoir où de 8 heures jusqu’à 6 heures je joue d’interminables parties de manille, ayant pour partenaires 2 voyageurs  parisiens et un algérien.

On parle un peu de tout : de Paris sous l’eau, du poste de télégraphie sans fil fonctionnant pour la première fois sur « le Charles Roux », d’un télégramme reçu du poste des saintes maries affiché dans la salle à manger et annonçant une mer calme dans le golfe ; avec des nouvelles aussi rassurantes nos parisiens débordant de verve, on parle de déjeuner chez Basso, le lendemain à midi et de prendre ensuite le premier rapide pour la capitale. Nous verrons hélas bientôt qu’il y a loin de la coupe aux lèvres !

A 6 heures, nous nous faisons servir à une petite table et nous dînons de bon appétit, mais vers 7 heures, en prenant le café, le vent se lève subitement, puis souffle bientôt très fort, ce qui pour faciliter la digestion nous procure tangage et roulis !

En nous accrochant aux rampes des escaliers, nous remontons péniblement au fumoir où j’avais proposé de reprendre notre partie de manille. La verve de nos parisiens s’était éteinte, ils avaient maintenant l’aspect grave et compassé des hommes du nord. La première partie était à peine achevée que l’un deux devenait blême, jetait ses cartes et disparaissait  sans avoir la force de s’excuser. Bientôt après, son compagnon battait aussi en retraite et l’algérien prenait congé en me disant que par mauvais temps, le mieux pour ne pas être malade était d’aller se coucher.

Dans ce fumoir, élevé sur le pont, balayé de temps en temps par la lame, je restais seul avec un employé d’une factorerie  qui allait à Bordeaux, s’embarquer pour la Réunion et en avait vu bien d’autres dans ses nombreux voyages autour du monde ! Nous rimes ensemble de bon cœur de la défection de mes compagnons dont l’aplomb, l’assurance, les fanfaronnades s’étaient effondrés en un instant, tel un château de cartes.

A 11 heures, nous restions tous les deux seuls à déambuler dans les escaliers, et me souvenant fort à propos que Louis avait garni mon sac de  deux bouteilles de champagne à mon départ, je fis dans le silence de la nuit, et sans à côté, sauter le bouchon  à une de ces bouteilles que nous bûmes  avec mon nouveau compagnon en l’honneur de la terre de France, et avec l’espoir d’y poser les pieds le plus tôt possible.

 

- 31 Janvier

 

Le mauvais temps ayant augmenté dans la nuit, la vitesse du navire qui est de 19 nœuds à l’heure, ralentit à 4 nœuds. A certains moments nous piétinons sur place et en sortant de ma cabine, le matin vers 9 heures, j’aperçois des rives inconnues. Nous sommes en vue des côtes d’Espagne, près de Barcelone.

Par prudence, le commandant du navire a dévié sa route : nous sommes passés en dehors des iles Baléares pour gagner la côte que nous suivons jusqu’à Port Vendres. Les Pyrénées couvertes de neige se profilent à l’infini durant de longues heures sous nos yeux éblouis !

Au plus fort de la tempête, pendant la nuit, le vent, les paquets de mer ont démoli les bastingages à l’avant, et causé quelques milliers de francs de dégâts.

Voici 10 heures, l’heure du déjeuner, sur une quarantaine de passagers de seconde, nous nous trouvons 4 à table : le planteur de la Réunion, une anglaise, un inconnu, à l’allure d’un ancien gendarme, et moi. Le déjeuner manque plutôt d’entrain et bien qu’il faille faire des miracles d’équilibre pour se tenir à table, car la mer est toujours des plus houleuse, je mange, malgré ce, d’excellent appétit.

En faisant la digestion au fumoir, on fait courir le bruit que nous avons épuisé la provision de charbon et, que si la tempête continue nous risquons de voir le vapeur aller à la dérive, s’échouer peut être à la côte. Il est près de midi et nous devrions être rendus à Marseille. Un matelot que nous interrogeons ne compte pas que nous puissions arriver avant onze heures, minuit ; sans grande chance de pouvoir débarquer avant le lendemain matin. Je passe un très mauvais moment, j’ai le cœur à la torture pour les miens qui depuis ce matin doivent arpenter les quais de la Transatlantique, attendant avec anxiété qu’on leur signale l’arrivée du vapeur.

Arrivé en vue de Port-Vendres, un salut à la terre de France qui ne nous a jamais apparut si belle qu’après l’avoir quittée, nous reprenons le large pour gagner Marseille, fendant la lame et ayant toujours à lutter contre un vent d’une extrême violence.

A 3 heures de l’après-midi un coup de lame renverse les meubles du salon, fait rouler à mes pieds une blonde fille d’Albion, une miss, longue et sèche, notre compagne du déjeuner et étend sur le dos le passager à l’allure de vieux retraité qui exhale un formidable juron. Par miracle je résiste à la dégringolade !

Enfin, vers 5 heures, le vent cesse subitement et nous faisons honneur au succulent dîner qu’on nous sert. L’espoir est revenu dans les cœurs, nous voici maintenant 10 à table, les langues se délient, je retrouve mes joueurs de manille ; personne ne veut faire l’aveu d’avoir été malade, à peine une simple indisposition dont le souvenir sera complétement effacé en débarquant ; pour un peu, les parisiens qui ont repris toute leur loquacité, parleraient de chasses aux lions dans le désert, ce qui me fait souvenir qu’en France « tout le monde est un peu de Tarascon ! »

En dînant, ce qui avive encore notre appétit, nous apercevons les feux du phare du Planier, puis Marseille où nous atterrissons à 7 heures et demi du soir.

Avec le meilleur marcheur de la compagnie, nous avons sur l’horaire 9 heures de retard ; la visite de la douane se fait rapidement, ce qui me permet de dissimuler une assez grande provision de cigares et cigarettes, dont mes poches étaient bourrées.

En arrivant à l’hôtel, j’ai l’heureuse surprise de retrouver ma chère petite femme et mes enfants : un moment de douce effusion, joie, bonheur, embrassades ; Une demi-heure pour leur laisser le temps de finir de dîner et nous allons tous ensemble finir la soirée à l’Alcazar. Cela fait un heureux contraste avec la nuit précédente passée au milieu de la tourmente et des flonflons de l’orchestre et les joyeux refrains caressent plus agréablement mes oreilles que le sifflet aigu de la sirène et le bruit monotone des flots en furie.

Nous passons deux journées bien employées, dans la vieille cité phocéenne et regagnons Béziers le 2 février dans la nuit tous enchantés du voyage.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 18/11/2016

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